Antoine Perraud

Antoine Perraud Étonnant Pierre Juquin ! À 82 ans, il vient de publier le premier tome d'Aragon, un destin français (Ed. La Martinière), qui court jusqu'en 1939. L'ouvrage (un second tome paraît en mars) comptera cent chapitres, histoire de donner à comprendre celui qui se voyait en Victor Hugo du XXe siècle : Louis Aragon (1897-1982). L'auteur, ancien apparatchik du PCF, s'avère curieux, fiable et libre dans ses recherches précises, fouillées, passionnantes. Fidèle et critique à la fois, il décèle des lignes de force dans la complexité d'un écrivain brouillant les pistes jusqu'au plus profond de son for intérieur :

Vivre après tout n'aura jamais été qu'une
Interminable erreur judiciaire et j'ai vécu
Pour le dire à l'instant sans réponse
(Les Chambres, 1969).

J'ai rencontré Pierre Juquin à Clermont-Ferrand, où il réside, investi dans des associations locales, œuvrant à des expositions sur le bassin de Thiers ou d'autres patrimoines industriels liés à une classe ouvrière désormais invisible. L'homme m'attend à la gare, coiffé d'un chapeau digne de ceux qu'arboraient les vieillards du Kremlin en rang d'oignons sur la place Rouge. Mais il a ce sourire resté enfantin, une cordialité vivifiante et les souvenirs généreux : le père cheminot, ici-même, sur les épaules duquel, à 7 ans, le 1er mai 1937, il découvre la liesse d'un peuple mobilisé ; l'instituteur qui pousse à la poursuite des études au lycée ; un prêt d'honneur de la SNCF pour aller préparer Normale Sup' à Louis-le-Grand avec des condisciples trop brillants pour être fraternels ; l'agrégation d'allemand, puis un poste en khâgne au lycée Lakanal à Sceaux.
En 1980, quand il était au sommet de sa carrière militante, membre du bureau politique du parti communiste, chargé de la presse et de la propagande, je l'avais vu à la télévision défendre bec et ongles Georges Marchais, le secrétaire général accusé d'avoir volontairement travaillé en Allemagne durant l'occupation nazie. J'avais écouté Pierre Juquin, le 10 mai 1981, place de la Bastille où l'avait dépêché son parti, se féliciter, à côté du « camarade Rocard », de la victoire de François Mitterrand. J'avais suivi sa campagne, à la gauche de la gauche, pour les élections présidentielles de 1988, après qu'il s'était affranchi du PCF.
Et le voici qui me conduit chez lui, analysant les évolutions sociologiques des quartiers que nous traversons en voiture, raillant la dynastie Giscard, décortiquant les Michelin, avant d'aborder, dans son salon où trône un rétroprojecteur cyclopéen, Louis Aragon, son Aragon, notre Aragon…
Cet entretien vidéo, à peine raccourci, peut se regarder tel un cas d'école : dans quelle mesure une question atteint-elle, ou non, sa cible ? Nous avons poursuivi la conversation, une fois éteinte la caméra, pour approcher du mystère Aragon, ce prophète ondoyant, ce militant énigmatique, qui transforme le réel en rêve et vice versa. Lui, dont le père se fit passer pour son parrain et la mère pour sa sœur, se moquait ainsi de ceux qui, depuis le berceau, s'estiment dans la vérité : « Quand ils mourront, qu'on écrive donc sur leur tombe : il a toujours eu raison…, c'est ce qu'ils méritent, et rien de plus. »

MEDIAPART : Quels furent les rapports d'Aragon et de Georges Marchais ?
PIERRE JUQUIN : Flous et même nuls jusqu'en 1973. Instinctivement, Aragon redoutait l'ouvriérisme du successeur de Waldeck Rochet. Je publierai, dans mon deuxième tome, un discours d'Aragon tenu à Cachan en 1973, alors que le nouveau secrétaire général du PCF se présentait pour la première fois à la députation. L'écrivain se lance dans de grandes explications sur le passé, fustige le sectarisme, apporte son soutien au programme commun et termine par une pirouette : je ne vous ai pas parlé de Georges Marchais, mais je vous appelle à voter pour lui !
En 1977, pour les 80 ans du poète, le bureau politique avait organisé un bon repas en sa présence. À la fin, Aragon prit la parole et, en guise de remerciement à Marchais, remarqua que les vins étaient bons. La relation n'était pas aussi étroite qu'avec Maurice Thorez, qui allait jusqu'à lire les poètes. Mais Marchais admirait la culture sans être très cultivé. Il pensait que la classe ouvrière ne pourrait diriger la France qu'après avoir eu accès à la culture, comme la bourgeoisie quand elle avait pris le relais de l'aristocratie. Alors Marchais, à la fois grande gueule et gueule d'amour (il me faisait souvent penser au Gabin d'avant-guerre !), cherchait la considération d'un Aragon qui savait l'avantage d'être protégé en haut lieu.
Dans les années 1970, l'Aragon provocateur (« Je leur dis merde à tous ! », « Je ne suis pas celui que vous croyez ») arriva une fois en rose au siège du parti – comme il était venu en vert épinard à une première de Léo Ferré. On entendait grogner les camarades : « Aragon nous déçoit, il a l'air d'un fou. » J'ai le souvenir de Georges Marchais tapant du poing sur la table devant un petit groupe, en marge d'une instance plénière : « Ça suffit ! Le camarade Aragon a le droit de vivre sa vieillesse comme il veut. »

« Hommes de demain soufflez sur les charbons »
Quel était le rapport d'Aragon au mensonge ?
Il y avait le mentir-faux, celui de sa famille – cellule de camouflage par excellence –, celui des intellectuels qui trahissaient leur fonction en justifiant la boucherie de la Première Guerre mondiale. À côté, il y avait le mentir-vrai aragonien : une forme de fiction permettant de découvrir ce qui n'apparaît pas immédiatement dans la réalité. Aragon y décelait le merveilleux, au sens surréaliste, c'est-à-dire toutes les possibilités humaines de vivre et de créer.

Sous couvert de révéler, il cryptait…
Ce fut un mouvement perpétuel. À la fin de sa vie, il souffrait de ce qu'il avait fait ou soutenu, allant jusqu'à souhaiter que fût coupée la main ayant écrit tout cela. Mais cette souffrance s'accompagnait d'espérance. J'en ai tiré des leçons : je ne serais pas parti du PCF comme je l'ai fait si je n'avais pas écouté Aragon…

Votre première rencontre s'est faite sous le signe de l'ambivalence, entre fidélité et pas de côté…
Oui, je suis dépêché par Maurice Thorez auprès d'Aragon, pendant l'hiver 1958-1959, pour nourrir un pamphlet que je devais rédiger, au nom du parti, contre Malraux, devenu ministre des affaires culturelles du général de Gaulle. Aragon parle des heures durant, testant le normalien que j'étais – il se méfiait de cette engeance –, avant d'en venir à Malraux pour lâcher, au détour d'une phrase : « N'oublie pas, petit, que lui et moi fûmes sur les mêmes estrades. » Ainsi instruit, je n'ai pas écrit le texte haineux qu'on attendait de moi, évitant d'accrocher une telle casserole à ma biographie, grâce à Louis Aragon.

Ce n'était pas pour autant de la dissidence...
C'était, selon son mot, de la « contrebande », qui ferait son chemin. Il m'a dit un jour : « Ce parti a tous les défauts que tu lui connais – et même ceux que tu ne lui connais pas encore ! –, mais, mon petit, c'est le seul qui puisse changer la vie. » Il fallait donc, sans jamais rompre, toujours tenter… le possible.

Opter pour l'efficacité d'un parti de masse autoritaire ou expérimenter une démocratie vivace avec une nébuleuse sans prise sur le réel ?…
J'ai vécu cette contradiction, apparente et cuisante, en 1988, avec l'effervescence des “comités Juquin”, qui n'eut qu'un impact limité lors de la présidentielle (2,10 %). Mais l'écologie, que j'ai découverte à partir d'une rencontre avec René Dumont en 1974, m'apparaît comme le socle d'une reconstruction de l'idée de communisme.

Nous voilà aux antipodes de la vision gaullo-communiste du nucléaire et de la bombinette française !
Mon premier livre, en 1963, Vivre ou périr, était une charge contre la force de frappe, qui me valut l'approbation publique et chaleureuse de Maurice Thorez : admettez que notre histoire est plus complexe qu'on ne le croit parfois… Et c'est du reste quand Aragon animait, avec Picasso et Joliot-Curie, le Mouvement de la paix, que je l'ai aperçu à une tribune pour la première fois.

De quand votre découverte d'Aragon date-t-elle ?
De 1943. J'avais 13 ans. Au lycée de Clermont-Ferrand, notre professeur de lettres, dont je devais apprendre qu'il était communiste, montre à quelques élèves, triés sur le volet pour des raisons de sécurité, Le Crève-cœur. Ce recueil est un choc. Je n'y comprends littéralement rien ; et j'ai pourtant la sensation d'avoir tout compris d'un seul coup. Je me souviens d'un poème, Les Croisés, censé chanter Éléonore d'Aquitaine, qui se terminait par :

Mais ce ne fut enfin que dans quelque Syrie
Qu’ils comprirent vraiment les vocables sonores
Et blessés à mourir surent qu’Eléonore
C’était ton nom Liberté Liberté chérie
Je sens alors gonfler en moi la mission d'écrire, dans mon coin, une épopée à la gloire de Vercingétorix, premier résistant de notre histoire de France. Quelque chose me pousse à vous demander de ne pas mentionner ce détail ridicule et pompeux, mais quelque chose me dit que, venant de Mediapart, vous vous en emparerez !…

Comment interpréter cette sentence gravée dans l'ultime éditorial des Lettres françaises, le journal d'Aragon que lui ferme le PCF en 1972 : « Cette vie comme un jeu terrible où j'ai perdu » ?
Pour Aragon, poète tragique, il n'y a pas d'amour heureux et il n'y a, pas davantage, de politique heureuse. L'histoire est ta douleur, il faut assumer toute cette violence, tout ce mal au sens métaphysique ; il faut le porter, tel un Christ portant sur lui le malheur de l'humanité. Après sa période anti-cléricale virulente, Aragon se saisira du thème de la Passion. Il ne se prend certes pas pour un Rédempteur, mais pour un Éclaireur.

Et il meurt la nuit du 24 décembre !
Symbole prodigieux, que rehausse le comédien François Chaumette, lors de l'hommage rendu place du colonel-Fabien. Il y déclame l'épilogue du recueil Les Poètes, publié en 1960, avec ces vers aux accents messianiques :

Je ne peux plus vous faire d'autres cadeaux que ceux
de cette lumière sombre
Hommes de demain soufflez sur les charbons
À vous de dire ce que je vois.

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