Le nouveau cahier de l’Arc (1) est consacré à l’oeuvre de Pierre Klossowski. Autour d’une contribution capitale de Klossowski lui-même – considérations rétrospectives sur l’ensemble de son oeuvre d’écrivain, de penseur et de dessinateur – s’organisent diverses études mythologiques (Catherine Backès-Clément, Pierre Pachet), psychanalytiques (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Michèle Montrelay et Jean Reboul), rhétoriques (le « théâtre de société ») est évoqué par des textes de Michel Butor et Georges Perros). La théologie intime, de la Vocation suspendue au Baphomet, apparaît dans l’essai de Jean-Noël Vuarnet sa sainte .. Thérèse et le philosophe « . Enfin, l’interprétation décisive qu’a donnée Klossowski de .. la période turinoise » de Nietzsche fait l’objet d’études de Brice Parain et Claude Vivien, tandis que Maurice Blanchot décrit, à travers Nietzsche et le Cercle Vicieux : .. L’exigence du retour ». De ce dernier texte nous sommes heureux de publier l’extrait ci-dessous:
(1) L’Arc. Chemin de Repentance. Aix-en-Provence. Pierre Klossowski La Quinzaine Uttéralre, du 16 au 31 décembre 1970
Pour Pierre Klossowski, qui a réinscrit sur nos murs, lui donnant sa valeur d’éclat, le signe : Circulus vitiosus deus, et ainsi, comme par la main (doucement, perfidement). nous a conduits là où, depuis toujours et pour toujours. dans le temps hors temps, nous nous rencontrions sans nous reconnaître et nous reconnaissions sans nous rencontrer. en compagnie des amis morts. morts et vivant ensemble avec eux :
Entrons dans ce rapport.
- La mort, nous n’y sommes pas habitués. La mort étant ce à quoi nous ne sommes pas habitués, nous l’approchons soit comme l’inhabituel qui émerveille, soit comme le non-familier qui fait horreur. La pensée de la mort ne nous aide pas à penser la mort, ne nous donne pas la mort comme quelque chose à penser. Mort, pensées à ce point proches que, pensant, nous mourons, si mourants nous nous dispensons de penser: toute pensée serait mortelle; toute pensée, dernière pensée.
- Le rapport au « il » : la pluralité que détient le » il » est telle qu’elle ne peut se marquer par quelque signe pluriel. Pourquoi? « ils » désignerait encore une singularité multiple, un ensemble analysable, par conséquent maniable… Ils » est la manière dont (il) se libère du neutre en empruntant à la pluralité une possibilité de se déterminer, par là retournant commodément à l’indétermination, comme si (il) pouvait y trouver l’indice suffisant qui lui fixerait une place, celle, très déterminée, où s’inscrit tout indéterminé.
Si j’écris il, le dénonçant plutôt que l’indiquant, je sais au moins que, loin de lui donner un rang, un rôle ou une présence qui l’élèverait au-dessus de tout ce qui peut se désigner, c’est moi qui, à partir de là, entre dans le rapport où « je » accepte de se figer dans une identité de fiction ou de fonction, afin que puisse s’exercer le jeu d’écriture dont il est alors soit le partenaire et (en même temps) le produit ou le don, soit la mise, l’enjeu qui, en tant que tel, principal joueur, joue, change, se déplace et prend la place du changement même, déplacement qui manque d’emplacement et à tout emplacement.
il : si je tiens au bord de l’écriture, attentif à ne pas l’y introduire sous forme majuscule, plus attentif encore à ne pas lui faire porter un surplus de sens qui lui viendrait de ce qu’on ne sait pas ce qu’il désigne, ce mot que je maintiens, non sans lutte, dans la position que momentanément je lui assigne (au bord de l’écriture), je dois non seulement le surveiller sans cesse, mais, à partir de lui, par une usurpation ou fiction impossible, surveiller le changement de place et de configuration qui en résulterait pour ce « moi », dès l’abord à la fois chargé de représenter le même et l’identité ou la permanence des signes mêmes dans et par leur graphie, en même temps n’ayant pas d’autre forme que cette fonction ou ponction d’identité. Le moi n’est pas moi, mais le même du moi-même : non pas quelque identité personnelle, impersonnelle, sûre et vacillante, mais la loi ou règle qui assure conventionnellement l’identité idéale des termes ou notations. Le moi est alors une abréviation qu’on peut dire canonique, formule qui règle et, si l’on veut, bénit, dans la première personne, la prétention du Même à la primauté. De là peut-être ce caractère sacré qui s’attacherait au moi et que l’égoïsme confisque en en faisant le privilège du point central qu’il occupe, ainsi que le trait de tout mouvement de rassembler, associer, grouper; unifier, voire négativement désunifier, dissocier ou désassembler. - il : au bord de l’écriture; transparence, en ,tant que telle, opaque; portant ce qui l’inscrit, l’effaçant, s’effaçant en l’inscription, l’effacement de la marque qui le marque; neutre, sous l’attrait du neutre, au point de paraître dangereusement le fixer et, si nous étions capables de le « suivre – jusqu’à ce bord où ce qui s’écrit a toujours déjà disparu non pas dans l’autre de l’écriture mais dans la neutralité d’écrire, de nous tenter d’avoir rapport avec ce qui s’exclut de tout rapport et qui pourtant ne s’indique absolu que sous le mode relatif (de la relation même, multiple). Qu’il soit majuscule, minuscule, en position de sujet, en situation de pléonasme, indiquant tel autre ou aucun autre ou n’indiquant que sa propre indication, le il sans identité; personnel? impersonnel ? pas encore et toujours au-delà; et n’étant pas quelqu’un ou quelque chose, pas plus qu’il ne saurait avoir pour répondant la magie de l’être ou la fascination du non-être. Pour l’instant, la seule chose à dire: il, un mot de trop, que par ruse nous situons au bord de l’écriture, soit le rapport d’écriture à l’écriture, lorsque celle-ci s’indique au bord d’elle-même.
- Non-présent, non-absent; il nous tente à la manière de ce que nous ne saurions rencontrer que dans les situations où nous ne sommes plus: sauf – sauf à la limite; situations qu’on nomme « extrêmes », à supposer qu’il y en ait.
- Le rapport de moi à l’autre, difficile à penser (rapport que « rapporte » le il) : à cause du statut de l’autre, tantôt et à la fois l’autre comme terme, tantôt et à la fois l’autre comme rapport sans terme, relais toujours à relayer; puis, par le changement qu’il propose à moi, celui-ci devant s’accepter non seulement comme hypothétique, voire fictif, mais comme abréviation canonique, représentant la loi du même, par avance fracturé (alors à nouveau sous la fallacieuse proposition de ce moi morcelé, intimement blessé – à nouveau un moi vivant, c’est-à-dire plein).
- L’Eternel Retour du Même : le même, soit le moi-même en tant qu’il résume la règle d’identité, soit le moi présent. Mais l’exigence du retour, excluant du temps tout mode présent, ne libérera jamais un maintenant où le même reviendrait au même, au moimême.
- L’Eternel Retour du Même : comme si le retour, proposé ironiquement comme loi du Même, où le Même serait souverain, ne faisait pas nécessairement du temps un jeu infini à deux entrées (données pour une et toutefois jamais unifiées) : avenir toujours déjà dépassé, passé toujours encore à venir, d’où la troisième lnstance, l’instant de la présence, s’excluànt, exclurait toute possibilité identique.
Comment, sous la loi du retour là où entre passé et avenir rien ne se conjugue, sauter de l’un à (‘autre, alors que la règle ne permet pas le passage, fût-ce celui d’un saut? Passé, dit-on, serait le même qu’avenir. Il n’y aurait donc qu’une seule modalité ou une double modalité fonctionnant de telle manière que l’identité, différée, réglerait la différence. Mais telle serait l’exigence du retour: c’est « sous une apparence fausse de présent » que l’ambiguïté passé-avenir séparerait invisiblement l’avenir du passé.
Soit un passé, soit un avenir, sans rien qui permettrait de l’un à l’autre le passage, de telle sorte que la ligne de démarcation les démarquerait d’autant plus qu’elle resterait invisible: espérance 6 d’un passé, révolu d’un avenir. Seule, alors, du temps, resterait cette ligne toujours à franchir, toujours déjà franchie, cependant infranchissable et, par rapport à « moi », non situable. L’impossibilité de situer cette ligne, c’est peut-être cela seulement que nous nommerions le « présent ». La loi du retour supposant que « tout » reviendrait, semble poser le temps comme achevé : le cercle hors circulation de tous cercles; mais, pour autant qu’elle rompt l’anneau en son milieu, elle propose un temps non pas inaccompli, fini au contraire, sauf en ce point actuel que nous croyons détenir seul et qui, manquant, introduit la rupture d’infinité, nous obligeant à vivre comme en état de mort perpétuelle. - Le passé (vide), le futur (vide), sous le faux jour d’un présent: seuls épisodes à insèrire dans et par l’absence de livre.
- Supposons cela: le passé est vide et seul le jeu multiple de miroitement, l’illusion qu’il y aurait un présent destiné à passer et à se retenir dans le passé, conduirait à le croire rempli d’événements, croyance qui le ferait paraître moins inamical, moins effrayant: passé alors habité, fût-ce de fantômes, il accorderait le droit de vivre innocemment (sur le mode narratif) cela même qui cependant se donne pour à jamais révoqué et en même temps irrévocable. L’irrévocabilité serait le trait par lequel le vide du passé marque, en les donnant pour impossibles à revivre et donc comme’ ayant été déjà vécus dans un présent insituable, les semblants d’événements qui ne sont là que pour recouvrir le vide, l’enchanter en le dérobant, tout de même en l’annonçant par l’indice d’irréversibilité. L’irrévocable n’est alors nullement ou pas seulement le fait que cela qui a eu lieu a eu lieu à jamais : c’est peutêtre le moyen – étrange, j’en conviens – pour le passé de nous avertir (en nous ménageant) qu’il est vide et que l’échéance – la chute infinie – qu’il désigne, ce puits infiniment profond où tomberaient, s’il y en avait, les événements un par un, ne signifie que le vide du puits, la profondeur de ce qui est sans fond. C’est irrévocable, indélébile, oui : ineffaçable, mais parce que rien n’y est inscrit. Admettons maintenant que les événements ne soient « réels – qu’au passé, machine fonctionnant de telle sorte que nous puissions nous remémorer, par une mémoire bien agencée, quoique avec un léger doute, tout ce que le futur pourrait nous promettre ou nous faire redouter. Mais le passé n’est-il pas toujours moins riche que l’avenir et toujours autre? Assurément, sauf si le passé étant l’infiniment vide et l’avenir, l’infiniment vide, l’un et l’autre n’étaient que la manière oblique (l’écran différemment incliné) dont le vide se donne, simulant tantôt le possible-impossible, tantôt l’irrévocable-révolu, sauf encore si la loi de l’Eternel Retour ne laissait jamais d’autre choix que de vivre au passé l’avenir et l’avenir au passé, sans cependant que passé, avenir soient appelés à s’échanger selon la circulation du Même, puisque, entre eux, l’interruption, le défaut de présence, empêcherait toute communication autrement que par l’interruption : interruption vécue soit comme le révolu du passé ou le possible de l’avenir, soit précisément comme l’utopie incroyable de l’Eternel Retour. On ne peut croire à l’Eternel Retour. C’est sa seule garantie, sa « vérification -. Telle est, là-bas, l’exigence de la Loi.
- Si, dans « l’effroyablement ancien -, rien ne fut jamais présent et si, à peine vient-il de se produire, l’événement, par la chute absolue, aussitôt y tombe, comme l’indice d’irrévocabilité nous l’annonce, c’est que (d’où notre froid pressentiment) l’événement que nous croyions avoir vécu ne fut, lui non plus, jamais avec nous ni avec quoi que ce soit en rapport de présence. (C’est comme s’il avait écrit dans la marge d’un livre qui ne serait écrit que bien plus tard, à une époque où les livres depuis toujours disparus évoqueraient seulement un passé effroyablement ancien et comme sans parole, sans autre parole que cette voix murmurante d’un passé effroyablement ancien.)
- Le vide du futur: la mort y a notre avenir. Le vide du passé: la mort y a son tombeau.
La Quinzaine Littéraire, n°1028, du 16 au 31 décembre 2