Aimé Césaire quitte le pays natal
Le poète martiniquais s’est éteint hier, à l’âge de 94 ans.
«Nègre je suis, nègre je resterai.» Peut-on résumer par une phrase un homme, un écrivain tel que celui-là, qui a dominé si longtemps les lettres et la vie même de son « pays natal » ? C’est pourtant le titre qu’il a donné à un de ses derniers livres d’entretiens (1). Son nom, comme celui de son aîné Léopold Senghor, est inséparable de cette notion, qu’ils ont tous les deux élaborée pendant leurs études parisiennes, durant les années trente. Et même si on peut en faire aujourd’hui une lecture critique, c’est peut-être la meilleure clé d’accès à cet homme qui se définissait lui-même comme le « nègre fondamental».
Il naît à Basse-Pointe, près de Fort-de-France, le 21 juin 1913. Son grand-père, Césaire, ancien esclave maçon, avait été condamné pour avoir fomenté une révolte, puis affranchi en 1833. Aimé, au lycée Schoelcher, se fait remarquer par ses résultats. Il obtient une bourse en 1931 et il est envoyé en métropole pour passer son « bachot », puis il entre en khâgne à Louis-le-Grand. « Bizuth » intimidé, il est accueilli par un « ancien », originaire du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, qui restera l’ami de toute une vie. Avec d’autres jeunes intellectuels antillais et africains (Damas, Sainville, Birago Diop et Aristide Maugée), ils créent, en septembre 1934, une revue, l’Étudiant noir. C’est là qu’apparaît un néologisme qui fera fortune, « négritude ». Il milite à la direction de l’Association des étudiants martiniquais. En 1935, il intègre Normale sup.
Il lance au monde « le grand cri nègre »
C’est pendant ces années qu’il se met à écrire ce qui deviendra les Cahiers d’un retour au pays natal. Paru dans la revue Volontés en 1939, ce texte sera, avant même les Chants d’ombre de Senghor, le texte fondateur de la littérature de la négritude. Plus rude que son aîné (mais son cadet en poésie) que l’on rapproche volontiers de l’ample coulée classique de Saint-John Perse, il exprime frontalement «le grand cri nègre», dans une phrase énergique, fortement scandée, aux images provocatrices, alternant avec des évocations apaisées, des célébrations du pays, de l’amour, de la nature, de la liberté.
élu maire de Fort-de France
André Breton ne s’y trompera pas. En 1941, en route vers les États-Unis où il cherche refuge, il s’arrête un mois à Fort-de-France, où il rencontre Césaire, nommé professeur agrégé dans « son » lycée. En sortiront, en 1943, une préface à la réédition, la paix revenue, des Cahiers d’un retour, puis le célèbre Martinique charmeuse de serpents, en 1948. Pour Aimé Césaire, cette reconnaissance par le grand surréaliste le conforte dans ses positions : la littérature noire doit rester au contact de la pointe avancée de la poésie contemporaine. Il crée la revue Tropiques, avec sa femme, Suzanne, et des amis, dont René Ménil, futur dirigeant du PC martiniquais, et Aristide Maugée. En 1947, il fera partie, avec Senghor, Paul Niger, Guy Tirolien et Alioune Diop, des fondateurs de la revue et des éditions Présence africaine, qui signeront l’entrée massive des Caribéens et des Africains sur la scène littéraire.
Entre-temps, il s’est présenté, sans trop y croire (dira-t-il), aux élections municipales, sur une liste communiste. Il est élu triomphalement maire de Fort-de-France, où il restera jusqu’en 2001. Dans la foulée, il est député en 1946, et siégera sans interruption à l’Assemblée nationale jusqu’en 1993. En 1950, son Discours sur le colonialisme expose des positions qui l’éloignent de celles du Parti communiste, dont il critique l’« assimilationnisme ». Bien qu’il ait été rapporteur de la loi sur la départementalisation en 1946, les divergences iront croissant, jusqu’à une Lettre à Maurice Thorez qui consacre la rupture, en 1956, après Budapest. Il fonde, en mars 1958, le Parti progressiste martiniquais, qui se donne pour objectif « un type de communisme martiniquais plus résolu et plus responsable dans la pensée et dans l’action », et affiche son autonomisme. Sous cette étiquette, il est sans cesse réélu.
L’ancien esclave devenu roi
Sa vie politique ne met pas en sommeil son activité d’écrivain. Il continue à publier de la poésie, avec Soleil cou coupé, Corps perdu et Ferrements, et se tourne de plus en plus vers le théâtre, dont des textes sont publiés dans des recueils poétiques. En 1944, il a passé, à l’invitation de l’attaché culturel français, six mois en Haïti où il donne de nombreuses conférences. Il tirera de cette période un essai sur Toussaint Louverture, le héros de l’indépendance haïtienne, et surtout un de ses chefs-d’oeuvre, la Tragédie du roi Christophe, qu’il travaillera jusqu’en 1963. La pièce, parue en pleine décolonisation, puise dans l’histoire de ce pays l’épisode de cet ancien esclave devenu roi, et l’échec d’une tentative de modernisation forcée qui l’éloigne de ses racines, le conduit à la solitude, la violence et l’échec. Une leçon qui sera sans cesse méditée, dans les multiples mises en scène dont ce texte a été l’objet.
Une allégorie du colonialisme
Plus direct et plus dur encore, le drame de Lumumba est réfracté dans Une saison au Congo (1966). Il entreprend par la suite de relire Shakespeare dans Une tempête qui fait de son modèle élisabéthain une allégorie par anticipation du colonialisme. Le verbe théâtral de Césaire joue de tous ses feux, adopte tous les registres, de la tragédie à la farce, révélant la plasticité du talent du poète. Poète, Aimé Césaire l’est resté et le prouve en 1982 avec Moi, laminaire, élégiaque et désenchanté au seuil de la vieillesse, mais sans rien perdre de son chant. Depuis, il ne s’exprime plus que dans quelques entretiens, qui montrent cependant sa profonde lucidité politique et la conscience d’un chemin parcouru. Abondamment traduite, son oeuvre est lue, éditée, commentée dans le monde entier. Le « petit nègre » est devenu l’un des plus prestigieux ambassadeurs des lettres et de la littérature françaises.
L'Humanité, 18/4/2008