(L'imaginaire)
Alaa Khaled, Mohab Nasr, Salwa Rashad…
8e numéro, 2007.
Le parfum des lieux
Loin du tumulte du monde de l’édition, la revue non périodique Amkenah sort telle une sirène du fond de la mer d’Alexandrie. Indépendante au vrai sens du terme, elle survit pour la 8e année grâce au labeur de son fondateur, l’écrivain Alaa Khaled, qui, tel un moine plié dans son coin de recueillement, ne cesse de perfectionner ses trouvailles pour sortir avec un ouvrage de quelque 400 pages. En collaborant avec son compagnon le poète Mohab Nasr et sa propre femme la photographe Salwa Rachad, Alaa Khaled envisage pour chaque numéro de Amkenah un thème relié à la culture du lieu. Que ce soit « Le héros » en 2005, ou « Les frontières » en 2006, ou « L’imaginaire » cette fois-ci, le thème choisi n’est jamais limitatif, mais un moyen d’ouvrir les portes, d’épuiser les sources et de s’interroger sur le rapport de l’homme avec le lieu. Ainsi, en célébrant le thème de l’imagination, à l’heure du numérique, du virtuel et de l’optionnel situé entre le « oui » et le « non », « sauvegarder » ou « effacer », l’on s’attache à l’imagination « l’un des talents de l’homme qui élargit l’espace du réel dans lequel il vit, qui dénote également que dans la vie, le réel n’est pas suffisant, ni satisfaisant (…) la naissance de l’imaginaire est liée à l’angoisse, la révolte et l’évasion », comme l’indique l’éditorial de la revue.
Sur les traces de l’imaginaire, les écritures et photographies qui jaillissent de la revue s’attardent sur l’image, comment s’élabore le monde fictif et quel rapport il occupe dans le quotidien ou dans les années d’apprentissage : le cinéma, la télévision, le souvenir, les photos de famille, les mythes du quotidien.
L’écriture personnelle, qui relève de l’intime, comme les petits contes qui stimulent l’imagination, va caractériser les différents sujets et leur donner une saveur spéciale. Comme ce texte attachant de la poétesse libanaise Enaya Gabr, Le paradis de ma mère, où elle fait resurgir l’univers alternatif de l’image en relatant l’histoire d’une mère passionnée par le 7e art et qui reconnaît que « s’il n’y avait pas de cinéma, j’aurais été habituée à ma vie telle qu’elle. C’est-à-dire je n’aurais pas témoigné d’une vie autre, j’aurais été tuée, et achevée ».
Et en épousant un langage qui s’enchevêtre dans le quotidien, Amkenah parie quand même sur la simplicité, en essayant d’éviter le langage théorique — notamment dans le domaine de l’espace et du temps en littérature — qui distancie l’intellectuel de son lectorat. Et de là, le texte devient à chaque fois une invention nouvelle basée sur l’expérience personnelle et l’expérience de l’écriture. Même si l’on recourt parfois à des traductions de textes de références sur l’art de l’image comme ceux de Benedict Anderson sur les communautés imagées, ou de Walter Benjamin sur l’histoire de la photographie.
Ainsi, l’idée d’un entretien avec Chellet Al-Manial (le groupement d’Al-Manial), qui inaugure le numéro, joue le rôle d’une illustration de l’idée même de l’imaginaire. Il s’agit de creuser dans les sources de l’imagination d’un groupe d’amis qui ont vécu leur enfance au sein du Nil, sur l’île de Manial Al-Roda. Une enfance passée au milieu de la beauté, au bon vieux temps, celui de « l’air des années soixante », tel est intitulé cet entretien, a certes influencé ce groupe de six amis qui sont devenus plus tard : le réalisateur Magdi Ahmad Ali, le peintre Adel Al-Siwy, le scénariste Sami Al-Siwy, l’écrivain Galal Al-Guéméï, l’avocat Amir Salem et le critique Mohsen Weifi. Ce dernier ne peut s’empêcher de rappeler l’odeur des lieux qui restent présents dans son imaginaire : « Il y avait des groupes d’amis qui t’ont accompagné dans le chemin, d’autres qui ont renoncé. L’odeur du Manial, c’est ces gens-là, le cinéma, le Nil, jouer partout dans ces lieux, il n’y a pas de ruelle, d’impasse où je n’ai pas joué de foot. Jusqu’à ce que j’aie joué dans le groupe d’adultes du quartier. Manial reste dans mon nez, dans mes yeux, il a un goût très spécial ». Ce paradis de la classe moyenne dans les années 1950 et 60, lieu stratégique au sein du Caire, métamorphosé aujourd’hui par l’invasion de nouvelles classes et ayant perdu sa vue sur le Nil, devient une parabole de tous les changements qui traversent Le Caire.
Une sélection des textes recommandés sera impossible, surtout si l’on ne cesse à chaque fois de révéler des aspects nouveaux de l’imagination. Randa Chaath aborde par exemple l’idée de la transformation de la photo en imagination, Mohab Nasr s’arrête sur la colonisation par la télévision, dont l’avènement « n’a pas mis fin au mythe, mais lui a ôté seulement la sacralisation ». Amkenah nous rassure qu’il existe encore de l’espace pour l’imagination.