Quelque chose comme une « critique littéraire » existe-t-il encore aujourd’hui ? Il me semble que cette question a un intérêt général bien au-delà des spécialités professionnelles dans lesquelles elle s’incarne, parce qu’elle engage aussi l’existence de la « littérature ».
Que l’on entende « critique littéraire » au sens d’une critique journalistique, essentiellement évaluative, c’est-à-dire exprimant (et prescrivant) des jugements de goût, ou d’une critique « savante » essentiellement interprétative, c’est-à-dire établissant des significations possibles de l’œuvre, l’existence d’une « critique littéraire » est un symptôme essentiel de la vitalité (voire de la survie) de la « littérature ». Je m’explique, en m’inspirant d’une déf inition de la littérature, formulée naguère, si j’ai bonne mémoire, par Antoine Compagnon et que je paraphrase selon mes propres mots : est littéraire tout énoncé qui continue d’être « parlant » au-delà du contexte historique immédiat où il apparaît. Ainsi, je vérifie que l’Iliade est de la littérature (et pas simplement un document historique sur les représentations de la guer re à l’époque homérique) parce que Simone Weil en 1938 écrit un article sur l’Iliade intitulé « L’Iliade ou le poème de la force » et que, du poème homérique, elle tire une réflexion décisive sur l’ivresse de la violence guerrière, en ces années de « montée des périls ». Et cet article de Simone Weil se prolonge lui-même en « littérature », parce que, lorsque je le lis en 2009, il évoque une spirale de la violence toujours tristement actuelle et que l’avant-guerre n’a malheureusement pas épuisé.
Inversement, nombre de textes des siècles passés sortent de la « littérature » à laquelle ils se vouaient intentionnellement, parce que, au moins pour un temps, ils ont cessé de nous parler et ils se contentent d’entamer une vie de « documents » pour l’historien du livre. C’est la preuve par la postérité, si l’on veut, ou en termes plus actuels, la fabrique du canon. Il n’y a pas à s’offusquer de l’existence du canon mais plutôt à en souligner le caractère évolutif et le rôle moteur dans le fonctionnement de la littérature. Les textes se prouvent « littéraires » par leur aptitude à être réactualisés dans de nouveaux contextes, et cette « aptitude », bien sûr, ne se manifeste qu’à travers des lectures. Quels témoignages aurions-nous de ces lectures, si ce n’est dans la critique littéraire qui les met en forme et les divulgue ? La critique littéraire apparaît ainsi comme le corrélat nécessaire de l’attention que nous portons aux textes. Elle fait elle-même partie de la littérature et à un double titre : tout à la fois parce qu’elle fonctionne comme un révélateur du littéraire et parce qu’elle produit des énoncés qui sont (parfois) eux-mêmes littéraires. La mort de la critique scellerait la mort de l’actualisation littéraire. L’énonciation littéraire y perdrait son caractère le plus essentiel : l’aptitude à faire sens au-delà de son immédiateté.
Certes, il y a dans le contemporain des signes d’une érosion de cette dynamique. Elle est appelée par certains aspects de la production littéraire elle-même : tous ceux qui écrivent n’ont pas nécessairement lu, beaucoup d’écrivains contemporains trahissent ou revendiquent une absence complète de culture littéraire : Christine Angot interviewée par Alain Veinstein avouait récemment ignorer totalement à quel auteur pouvait être imputable l’expression « l’absente de tout bouquet » et ne s’en souciait manifestement pas. Or, ce qui paraît remarquable dans un tel fait, ce n’est évidemment pas qu’il peut appeler un jugement pédant sur le degré de culture des écrivains contemporains, c’est qu’il est symptomatique d’une nouvelle relation de la littérature au temps. Des écrivains sans mémoire ne projettent pas non plus le sens de leur propre œuvre dans un futur où elle pourrait demeurer parlante. Ils sont dans un temps médiatique où les effets de sens de leur texte visent une approbation immédiate et s’y épuisent aussitôt. Dans ce régime de la littérature, la critique littéraire ne disparaît pas totalement, mais elle se retrouve réduite à la portion congrue. Elle discrimine par l’expression d’une opinion ins- tantanée et qui n’a guère le loisir ni le souci de se fonder. Elle participe alors elle-même de cette temporalité purement érosive de l’actualité. Une nouvelle fois, il apparaît que littérature et critique littéraire ont partie liée, fût-ce dans le négatif.
La réflexion sur ce que fait la littérature doit donc se doubler d’une réflexion sur la démarche critique elle-même, sur ce qu’elle est et peut-être sur ce qu’elle devrait être. Les gestes de la critique sont connus. Ils sont essentiellement de deux types : interpréter et juger. L’importance relative de ces deux actes est inverse selon qu’on a affaire à la critique savante ou à la critique journalistique. Depuis le structuralisme, la critique savante, essentiellement universitaire, a presque totalement refoulé dans l’implicite ses jugements de valeur. Mais, elle ne les a pas niés : si elle s’intéresse à une œuvre, c’est qu’elle considère implicitement cette dernièrecomme digne de valeur.
’abondance des travaux sur Proust, depuis un demi-siècle, témoigne tacitement que la critique accorde à son œuvre un savoir précieux (érotique, social, sensible), et donc une valeur privilégiée, même si elle ne formule quasiment jamais un tel jugement de valeur. De son côté, la critique journalistique a surtout pour rôle d’énoncer des jugements de goût, qui peuvent se fonder sur l’humeur ou la subjectivité critique ou la captation de l’air du temps, sans reposer nécessairement sur une interprétation de l’œuvre.
D’où un certain malentendu sur ce que fait « la » critique. Ce clivage des pratiques tend à dissimuler le sens même de la démarche critique qui tient à l’articulation de la compréhension et de l’évaluation. Il me semble en effet que la valeur de l’œuvre littéraire découle directement de la ressource inter prétative qu’elle offre. Et j’en reviens à la notion de littérature évoquée plus haut : si une œuvre continue de nous parler au-delà de son contexte historique, ce n’est pas seulement parce que nous y reconnaissons ou y projetons des réponses possibles à des questions que nous nous posons (Voltaire trouvant un regain d’actualité, par exemple, dans les débats sur la laïcité), c’est aussi parce qu’elle comporte une densité d’implicite qui en fait une ressource de sens à venir. Et cela tient directement à sa qualité esthétique. Effectivement, une œuvre littéraire ne se contente pas de dire. Parce qu’elle a une forme, comme toutes les œuvres d’art, elle signif ie également par cette forme, non pas sur le mode du dire mais sur celui du montrer. Elle montre un savoir perceptif, social, politique, moral, que pourtant elle ne dit pas.
L’œuvre littéraire est préthéorique, mais elle n’en a pas moins une portée épistémique. Son savoir est celui des cas, du particulier, de l’infra-théorique ou du non encore théorisable. La tâche de la critique est de tenter de dire explicitement ce qu’elle montre, ou tout au moins d’en énoncer une partie car, par déf inition, ce qui se montre sans se dire n’est jamais totalement paraphrasable. Une critique littéraire « du troisième type » refuserait le clivage entre interprétation et jugement, elle chercherait à fonder réciproquement sens et valeur : elle définirait comme remarquables les œuvres qui ont la puissance de nous apporter un surplus desavoir. L’aff irmation de ce lien solidaire me semble d’autant plus nécessaire que l’utilité des études littéraires est remise en cause aujourd’hui tant par le mépris politique (l’expérience de La Princesse de Clèves décrétée inutile aux guichetières) que par un ordre économico-scientif ique qui veut ignorer l’importance sociale et humaine du savoir de la littérature.
La Quinzaine Littéraire
Août 2009