On soupçonne souvent le jury du prix Nobel de littérature de calculs complexes - respecter l'équilibre des langues, un certain sens de l'alternance... Bref, d'être plus politique que littéraire. Ainsi, parieurs et experts s'accordaient-ils cette année sur quelques noms : on parlait du très beau poète syrien naturalisé libanais Adonis (de langue arabe, bien placé après les événements du printemps), du populaire Haruki Murakami (le Japon ne compte que deux lauréats depuis 1901), des Américains Thomas Pynchon, Philip Roth, Cormac McCarthy ou Joyce Carol Oates (toujours évoqués mais jamais récompensés depuis plusieurs années) - et même du chanteur Bob Dylan, favori de certains bookmakers britanniques.
On en avait presque oublié Tomas Tranströmer, toujours dans la course depuis le début des années 1990. Le jeudi 6 octobre, c'est pourtant lui qui l'a emporté. Contre toute attente ? Rien n'est moins sûr. Ou, pour le dire autrement, le choix de l'Académie suédoise marque sans doute le retour de considérations exclusivement littéraires. Un contre-pied bienvenu.
Car il faut balayer un autre soupçon sans attendre. En récompensant un poète suédois, le jury Nobel n'a pas choisi la facilité. Si, jusque dans les années 1950, la Scandinavie est surreprésentée parmi les lauréats, par la suite, la tendance s'inverse. La neutralité s'impose, presque comme une règle. Cette année, l'enthousiasme bruyant d'une partie de l'assistance au moment de l'annonce le prouve : ce Nobel est un soulagement. Une juste récompense pour l'un des plus importants poètes de la seconde moitié du XXe siècle.
Traduit dans une soixantaine de langues, récompensé par une multitude de prix un peu partout dans le monde, étudié à l'université, Tomas Tranströmer n'est pas un inconnu. Il n'y a guère qu'en France que son nom n'évoque pas grand-chose. Et cela malgré les très belles traductions de Jacques Outin pour les éditions du Castor astral - qui l'éditent depuis plus de vingt ans ; malgré de nombreuses publications en revues ; et malgré la reprise d'une intégrale (1954-2004) en édition de poche chez Gallimard. Mais cette injustice tient plus sûrement à la situation hélas confidentielle de la poésie contemporaine en France qu'à Tranströmer lui-même.
Né en 1931, Tomas Tranströmer a raconté sa jeunesse, sa passion pour l'entomologie et ses résultats scolaires plutôt moyens dans Les souvenirs m'observent (Le Castor astral, 2004). A l'âge de 15 ans, il découvre la littérature et la poésie, écrit des textes modernistes, est fasciné par les poètes classiques, notamment latins. Rapidement, sa voix et sa langue s'affinent, se précisent. Il n'a que 23 ans lorsque paraît son premier recueil, 17 poèmes, en 1954. Il n'est encore alors qu'un étudiant de l'université de Stockholm, dont il sortira diplômé de psychologie, deux ans plus tard.
Ses textes brillent par leur sobriété, la délicatesse de leurs perceptions et de leurs impressions intimes, leur richesse métaphorique. Le premier vers du poème inaugural de 17 poèmes est saisissant à cet égard, déjà cohérent avec toute l'oeuvre à venir : "L'éveil est un saut en parachute hors du rêve." Il est immédiatement remarqué. Le vertige de l'évidence, la densité complexe d'une énonciation a priori banale, l'originalité de l'image : tout est déjà là.
Dans sa postface aux Œuvres complètes (1954-1996) publiées par Le Castor astral en 1996, le poète Renaud Ego dit très bien cette fausse simplicité, presque narrative, de Tomas Tranströmer : il fait l'expérience du "caractère instable de la matière, cet état dont la physique moderne nous a appris qu'il était l'essence". Apparemment, le poème constate le réel, s'inscrit dans un mouvement énumératif qui dénote et qui recense. Pas à pas, mot à mot, ce qu'il est donné de voir, au poète comme au lecteur. En vérité, le procédé révèle en quelques lignes ce qui nous échappe, les blancs et les failles de l'observation, les profondeurs sous la surface.
Poète de notre temps, qui prend le train et le métro, dort parfois dans des chambres d'hôtel, regarde par la fenêtre, visite des églises, écoute de la musique, contemple la nature et voyage beaucoup, l'écrivain suédois est cependant un homme de tous les temps, du permanent dans ce qu'il a de changeant et de mouvant. Un voyant à l'articulation du temps qui passe et de celui qui demeure. Du moment, de l'histoire et de la mythologie à la fois.
Exemple parmi des dizaines, cet "Oiseaux du matin" (Accords et traces, 1966, repris dans les Œuvres complètes), qui commence presque mine de rien - "Je réveille la voiture/au pare-brise saupoudré de farine" - avant de changer de cap, à mi-chemin, mais sur le même ton : "Par une porte dérobée dans le paysage/la pie arrive/noire et blanche. Oiseau de Hel."
L'ordinaire devient extraordinaire dans la langue du poète. Le singulier devient universel. Car Tomas Tranströmer donne constamment à saisir des perceptions et des situations singulières, individuelles. Avant l'irruption de métaphores aux héritages surréalistes, de béances métaphysiques, de silences et de vides éclatants. L'une de ses plus belles pièces des années 1960, "Solitude" (également dans Accords et traces), prend ainsi le prétexte d'un accident de la circulation ("C'est ici que je faillis périr un soir de février./La voiture sur le verglas glissait/du mauvais côté de la route") pour précipiter le texte dans une saisissante inquiétude ("J'ai longtemps parcouru/les campagnes glacées de l'Östergötland./Et n'y ai vu âme qui vive"). Une inquiétude définitive ("Tout lemonde fait la queue chez tout le monde").
Dans les années 1970, la langue de Tomas Tranströmer s'épanouira encore, accueillant de plus en plus souvent la prose et le verset. Ainsi dans Visions nocturnes et Baltiques, en 1970 et 1974. A cette époque, son ami, le poète américain Robert Bly, le traduit pour la première fois en anglais. Sa renommée devient mondiale.
A la suite d'un accident vasculaire cérébral qui le laisse en partie paralysé et aphasique en 1990, Tomas Tranströmer ralentit sa production. Les silences s'agrandissent, la lumière devient plus intense, parfois grave. Des premiers haïkus apparaissent dès Funeste gondole (1996), avant d'envahir ses derniers travaux, fulgurants : Poèmes courts (2002) et La Grande Enigme (2004).
Admiré par le Russe Joseph Brodsky, le Chinois Bai Dao et de nombreux autres poètes, notamment de langue anglaise, sans compter son rayonnement dans les pays scandinaves, Tomas Tranströmer n'était certes pas le nom le plus clinquant parmi les favoris de cet automne, mais c'est celui d'un grand poète.
LEMONDE.FR