Habermas, Derrida & Co" : chronique d'une guerre de trente ans
Dans le monde des idées, le consensus n'a rien d'intéressant. Sauf pour accepter de se parler, quand un accord minimal est évidemment requis, au moins sur quelques règles. Mais ce sont, de loin, les conflits qui se révèlent les plus féconds. Car rien ne vaut désaccords et dissensus pour faire avancer la pensée. La philosophie, dans le fond, ne vit que de telles frictions interminables entre positions irréductibles. A condition, toutefois, que la dispute porte sur les vraies questions, non sur des malentendus, entretenus notamment par les coteries et chapelles. A condition, surtout, que le différend ne fasse pas que le débat vire à l'aigre ou à la décision d'ignorer l'adversaire.
En analysant minutieusement la querelle qui a opposé Habermas, Derrida et leurs alliés respectifs, directs ou indirects, Pierre Bouretz fournit une foisonnante moisson d'éléments à une réflexion sur le statut du débat philosophique et son évolution au cours des dernières décennies. Celui qui lit D'un ton guerrier en philosophie se trouve en effet immergé dans une histoire hyperdétaillée de plusieurs débats successifs, distincts et parfois reliés, qui ont occupé bon nombre de théoriciens des deux côtés de l'Atlantique. Points de repère : distinguer pour commencer entre une guerre américaine et une guerre européenne. Sur le versant américain, des critiques formulés en 1972 par Derrida, dans Marges de la philosophie, envers la théorie des speech acts de John Austin entraînent, à leur parution aux Etats-Unis en 1977, une vive réplique de John Searle, accusant notamment le philosophe français d'avoir "mal compris et mal formulé la position d'Austin sur des points cruciaux" et, plus généralement, d'avoir "un penchant affligeant à dire des choses qui sont manifestement fausses". La réplique de Derrida à ces amabilités ne se fit pas attendre. Par la suite, ses amis américains élaborent des stratégies de défense qui se révèlent peu compatibles - l'une insistant sur la continuité entre la déconstruction et l'histoire de toujours de la philosophie, l'autre accentuant la distance entre son ironie littéraire et la tristesse compassée du sérieux académique.
Sur le versant européen, c'est Jürgen Habermas qui ouvrit les hostilités. En 1985, dans l'un des conférences du cycle Le Discours philosophique de la modernité, il soutient, en substance, que Derrida est sorti des limites propres à la philosophie. Délaissant le souci de l'argumentation, ne reconnaissant pas la validité de la démonstration rationnelle, accordant autant d'importance, sinon plus, aux dispositifs littéraires qu'aux contraintes logiques, Derrida aurait du même coup abandonné l'horizon du débat public et de la discussion. La radicalité de cette critique est telle qu'il faudra plusieurs années, des médiations multiples, les cheminements de chacun pour que les deux philosophes finissent par se réconcilier, et même par cosigner un livre et des articles - en dépit de divergences persistantes.
Entre-temps, les débats n'ont fait que se diversifier et se compliquer. Car à chacun de ces deux penseurs se rattache un prisme philosophique où s'enchevêtrent concepts, politique et histoire. Ainsi l'opposition Habermas-Derrida passa-t-elle pour le combat de la rationalité contre la fantaisie, de la rigueur démonstrative contre la licence littéraire, mais engagea aussi des approches inconciliables de la notion même de vérité, du statut du sujet, de la démocratie contemporaine ou encore des relations entre penseurs et scène publique. Sans oublier - entre autres, car la liste était longue - la manière de comprendre l'héritage de Nietzsche ou le fait de considérer Heidegger comme un maître ou comme un ennemi.
Cette enquête méticuleuse - et parfois fastidieuse, à force de minutie - peut se lire au moins sous trois angles, du plus étroit au plus large. Le premier la considérera comme une contribution à l'histoire de la réception de l'oeuvre de Derrida par ses contemporains, oeuvre plus contestée qu'on ne croit, interprétée de mille manières, obligée de se défendre sur plusieurs fronts. Ce point de vue n'intéresse en fin de compte qu'un petit nombre d'aficionados seulement. La deuxième approche s'intéressera aux matériaux innombrables rassemblés par Pierre Bouretz pour une histoire de la philosophie à la fin du XXe siècle. Sans doute manque-t-il beaucoup d'acteurs. Toutefois, autour de cette querelle protéiforme, gravitent notamment Foucault, Rorty, Bourdieu, la constitution de la French Theory et les relations entre les traditions nationales ou régionales de la vie intellectuelle.
Enfin, on puisera dans ce livre de quoi alimenter une interrogation sur ce qu'est, aujourd'hui, la philosophie. Est-elle vraiment devenue, après ces turbulences, un territoire pacifié ? Serait-elle un terrain toujours miné par les querelles éteintes ? Plus généralement, est-elle encore ce que Kant appelait un "champ de batailles" (Kampfplatz), ou n'est-elle plus qu'un musée d'idées, que visitent, à heure fixe, les enfants des écoles et quelques groupes de touristes ? La philosophie n'est-elle pas également, plus que d'autres disciplines, un lieu de tensions entre le dedans et le dehors de l'académie ? Le livre de Pierre Bouretz conduit à réexaminer ces questions. Sans oublier celle-ci : la philosophie ne serait-elle pas, vue d'un peu plus haut, une interminable variation sur ce thème connu : "beaucoup de bruit pour rien" ?
D'UN TON GUERRIER EN PHILOSOPHIE. HABERMAS, DERRIDA & CO de Pierre Bouretz. Gallimard, "NRF essais", 580 p.
LE MONDE DES LIVRES | 13.01.11 |