Par: Monsif Ouadai Saleh

Monsif Ouadai SalehPlusieurs philosophes ont, par la philosophie, essayé de renverser l’absolu hégélien, désirant  ainsi rendre la synthèse une forme insuffisante de la dialectique et l’absolu une forme in-actuelle de la synthèse, un achèvement relatif de la suffisance, voulant signifier en premier lieu que le méta-actuel de l’absolu ne pourrait constituer la totalité de la présence, et affirment que la possibilité et l’efficience  d’un tel achèvement ne s’annoncent réelles que par ce que Hegel lui-même décrit, dans sa retentissante condamnation de la poésie, comme étant irrationalité suspensive  de la Raison absolutisante. La suffisance du réel  fondable par la seule suffisance de la Raison est radicalement mise en doute, secouée par l’intuition poétique, désavouée par la passion génétique de la totalité, non pas la totalité dialectique nécessairement traversée par la conscience médiate du singulier, toujours médiée par la diachronie historique du particulier, mais  la totalité immédiate de la parole. La parole étant par essence conscience universelle du temps, intuition transcendantale de l’universalité temporelle. La poésie transcende le temps en le possédant au-delà de sa discontinuité particularisante, au-delà de sa dialectique.  Ce qui effraie Hegel c’est cette totalité immédiate de la poésie capable de réduire à néant l’évolution médiate de l’absolu. La diachronie qui fascine toute la pensée de Hegel en sanctionnant l’absolu d’évolution, d’historicité absolutisante est transcendée par ce qu’on pourrait appeler l’immédiat génétique de la poésie, par la synchronie immédiate de la genèse, par la synchronie ouverte et a-temporelle, celle de la rupture fondatrice, de la rupture intuitive, seule détentrice aux yeux de la poésie de la suffisance convaincante du présent, de la Présence. Dans l’attitude de Hegel on sent avec acuité la réhabilitation sous-entendue du réel _ il y a même une réduction implicite de l’idéaltype au réaltype _  dans la philosophie et dans le philosophe devant l’image terrifiante et chaotique des dieux grecs étranglés. Ce réalisme est une dé-passion du concept. Le concept est dé-passion de la genèse. Il est aussi finalité de la dé-passion. Une finalité pure portée par la négation de la genèse. Ce qui caractérise la philosophie en la démarquant de la poésie c’est précisément cette négation conceptuelle de la genèse. La philosophie, étant une fin conditionnée de la parole, de la révélation, ne peut passionner le concept, c’est-à-dire lui attribuer une quelconque liberté comme métamorphose ou renouveau génétique,  ni entrevoir dans le présent la passion de la genèse. La philosophie refuse à la genèse la possibilité de se lire dans son propre présent. La  passion est le présent propre de la liberté. La poésie cherche le présent comme présence génétique de la liberté.

       Faut-il dire que la poésie est passion de l’image ? Faut-il dire que toute image est une passion de la genèse ? L’image est une passion, passion-ouverture dans l’ordre réifié du réel. Tout véritable concept, dès lors qu’il se démarque comme principe philosophique, ne peut que s’organiser lui-même, dans son objectivité et sa séité,  résistance du réel. Le concept est organisation résistante du réel. Le concept philosophique n’exploite l’idéalité extrême que pour se saisir réalité constante de l’esprit. Il est possible de parler à propos du concept, du fond même de son pour-soi, de liberté réifiée où le nouveau est une simple figure de la nécessité, ou en d’autre terme de la résistance. Dans cette perspective le sens n’est que forme syllogistique du donné. Le monde n’est qu’évolution enthymémique d’un code nécessaire de la présence dans la forme de la pertinence. C’est cette forme du fortiori qui pousse E. Levinas à placer le monde dans le donné conforme à la réalité, à conformer le monde au donné réel. Le donné est structure du monde. Le donné est sens de la structure. La structure est forme du donné. "La forme épousant l'objet nous livre l'objet" dit Lévinas dans son ouvrage De l'existence à l'existant, (p.71). A vrai dire il s'agit là d'une réduction scientiste de l'imagination, dans ses structures prédonnantes, à la réalité rectrice de la résistance, à la rection axiomatique. La métaphysique imaginale qui délivre l’objet de la méthode est définitivement dénoncée. Cette réduction produit le donné qui est axiome de la résistance. C'est une réduction qui identifie l'objet à la présence, uniquement à la présence résultative.  D'où la formulation quasi irréductible que la présence n'est que résistance. Mais en vérité c'est une réduction qui limite la présence car son fondement subjectif est conditionné par l’intentionnalité conceptuelle. Son fondement objectif est donc une réduction de l’intentionnel subjectif. Or l’intentionnalité objective de la phénoménologie ne peut constituer la pratique intentionnelle de l’imagination. D’où ressort une nouvelle rupture d’avec la poétique qui englobe  et radicalise la rupture philosophique par la rupture phénoménologique. L'objet se donne dans sa propre fin. Livrer ce n'est pas délivrer.


      La poésie opère comme si l’objet ne se suffisait jamais à lui-même. Au contraire de la philosophie en général, et de la phénoménologie particulièrement qui fonctionnent comme si l’objet avait le don absolu de soi dans sa possibilité d’être auto-actuelle, dans son principe intrinsèque, ou dans son auto-principe d’actualisation et de production, le principe actif de l’auto-actualisation par l’ordre de la séité propre, qui n’est séité que parce que déterminée originellement et globalement par l’ordre d’un principe absolu et efficient, à savoir l’intellect. L’intellect est la substance de l’objet, dans et par la distance. La thèse que l’objet avait le don absolu de soi s’explique généalogiquement par le fondement historique de l’idéologie du principe de la causalité et de la nécessité, résultante d’un intellect universel du Sujet et de l’Histoire. L’objet répond dans ce contexte, dans ce déterminisme, à la nécessité de la cause formelle qui est absolument sa propre cause suffisante. C’est ce qui fait que le principe est Esprit et que l’absolu est l’Esprit d’un principe, c’est-à-dire une thèse toujours synthèse. C’est ce qui fait que le principe d’identité reste le credo suprême de la vérité, en puissance dans le Sujet, en acte dans l’Histoire. C’est ce qui fait que le Sujet signifie l’Histoire, ce dernier n’est alors que principe diachronique de soi et du même, c’est-à-dire une instance qui fait que l’Histoire est Sujet. C’est ce qui fait que l’absolu est synthèse active de la suffisance. La sentence de Hegel dont il était question avant détermine la poésie comme inadéquation à l’absolu, à la synthèse, conçue comme espace objectif du Sujet ou de l’intellect, et donc de la suffisance. La suffisance matérielle de l’objectivation. La dialectique dans ce cadre relève autant de l’éternité de la suffisance que de l’éternité du possible. La poésie, et encore plus la poétique, est condamnée alors au nom de la suffisance du possible. L’impossible poétique est condamné pour son insuffisance dialectique. Il est condamné pour sa dialectique de l’illimité, autrement dit de l’anhistorique, de l’absence ou de la suffisance négative. La synthèse est une suffisance affirmative, positive de la limite, du possible.  L’absolu y est prisonnier du possible. Sa limite est condition systématique, efficiente, partie intégrante de sa transcendance. Il est donc l’absolu qui s’accomplit dans l’inhérence, voire même dans la domestication du possible, et conséquemment dans ses propres limites. La poésie est l’impossible de la limite, du possible. L’impossible du possible n’est pas une figure du modus logicus. On y sent l’absurde d’une liberté fondamentale, sans référence et sans présence. Une éternelle errance du possible et de l’impossible menant l’être à la dépossession de l’objet, à la délivrance de l’objet. L’esthétique poétique qui ne s’impose pas comme délivrance de l’objet est un possible fini, limité. Le possible de l’impossible est modus philosophicus. Il n’est pas encore une modalité poétique. Il lui faut pour devenir réalité poétique une impossibilité illégitime au cœur même du possible. Il lui faut cette intuition illégitime qui donne, qui pro-pose la création comme  valeur hérétique, une tendance inhérente de l’inéthicité. On touche ici à un point capital révélateur du sens de l’inquiétude hégélienne au sujet de l’a-poéticité de la synthèse et de l’absolu. La poésie menace l’Ordre, le régime établi sur les fondements de l’adéquation entre le réel et le rationnel, et débouchant nécessairement sur l’Ordre du Sens.  La poésie marque l’illimité comme retour au sens de l’ordre au-delà de la fonctionnalité systématique, un ordre qui n’a pas d’objectivité synthétique, et qui est foncièrement l’infini subjectif du sens et le sens infini du subjectif. La poésie n’ordonne pas le Sujet. Elle nie l’ordre et affirme le Sujet. Elle affirme le sujet qui désordonne l’ordre. Elle affirme la négation comme sens du sujet et non comme le veut la dialectique hégélienne sens du système. Pour la poésie le sujet est le mythe de la négation dans la fiabilité du chaos. La négation est ainsi investie par la poésie du sens même du sujet. Non pas pour l’ordre mais pour le sujet. Pour le sujet infini et pour le sens infini. La négation poétique n’est alors pas transitoire. Elle n’est pas non plus factice. Elle relève du sujet se donnant sens dans la substance même de la négation, dans la continuité première de la négation, une continuité imprédicable d’unité. Dans la poésie il n’y a pas un autre de la négation puisque chaque négation est substance unique. Il n’y a pas non plus l’identité de la négation puisque chaque négation y relève d’un mythe de subjectivation où le sens se donne sujet et le sujet se donne sens. Il s’agit là  d’un chiasme de co-donation qui affirme l’absolu de la négation générant la négation de l’absolu. On comprend dès lors l’origine de l’échec dialectique de la poésie aux yeux de Hegel. On comprend l’origine de l’échec poétique décrit et condamné par Hegel.

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