Par Gamal Sedqi

Marcel KhaliféL’art du chant souffrait autant que l’entière société égyptienne, au lendemain de la défaite de 1967, c’était la guerre qui a donné le coup de grâce au projet politique de la classe moyenne. En fait, la chanson élaborée par cette même classe sociale avait commencé à s’éteindre bien avant son projet politique (elle avait connu un véritable essor au début du vingtième siècle). La crise battait déjà son plein depuis quelques années. Et les chansons romantiques (non pas sentimentales), lesquelles ont témoigné de la gloire de l’art du chant égyptien, touchaient à leur triste fin. Je dirais même que les grands pontifes de l’art tels Oum Kolsoum, Abdel-Wahab, Abdel-Halim, Farid Al-Atrache, etc. optaient pour des thèmes déjà ressassés, ne produisant que des images ternes d’eux-mêmes.

Encore jeunes, on ne pouvait saisir les nuances d’une telle situation ni d’en capter la complexité. Cependant, un bon sens puéril nous faisait sentir un épuisement général. Cela nous parviendrait aussi par le biais des paroles bon chic bon genre des chanteurs-mandarins. Un peu fleur bleue, celles-ci finissaient — en bien des cas — par frôler la vulgarité. Les chants patriotiques n’ont pas été écartés. L’absurdité s’est même étendue aux œuvres du compositeur mythe, Sayed Darwich. Ainsi, a-t-on vu les paroles de sa chanson « notre armée est la meilleure du monde, en cas de péril on fait front courageusement » se transformer en « en cas de péril on prend la fuite courageusement ! ». Le verbe « nehguem » (faire front) a été remplacé par « nehrab » (prendre la fuite), comme par revanche.

C’était le début d’une vague sensation d’insurrection et de colère qui a fait suite à l’absurdité et au désenchantement (mais cela ne s’est fait comprendre par ma génération que des années plus tard).

Au loin a retenti une voix chantant : « Salutation Oum Hassan, un peu en haut, un peu en bas », c’était Ahmad Adawiya. La chanson populaire dans les villes commença à échapper aux critères esthétiques de la classe moyenne. Appartenant à la catégorie des effendis ou Cols blancs, on a considéré, tout comme les cadres supérieurs, ce genre de chansons comme signe de dégradation (des années plus tard, je réagirais vis-à-vis de Adawiya très différemment !).

A l’époque, les étudiants universitaires avaient débuté leur vague de protestation, organisant des manifestations contre l’état des lieux (notamment dans les territoires arabes occupés) et les chamboulements sociaux qui ne faisaient que commencer. Nous étions jeunes, ces protestations nous emballaient, nous exaltaient à y adhérer. Allumés par les espoirs de libérer les territoires arabes. En première année secondaire (au lycée), je suis tombé sur une cassette du Cheikh Imam Eissa. Interdite par les autorités, la cassette a dû passer d’une main à l’autre avant de me parvenir. Il fallait la mériter, faire partie du cercle, être une personne de confiance pour enfin l’avoir, comme une Bible que l’on se passe en cachette pour échapper aux yeux d’un pouvoir « scélérat ».

Je me suis dit : « C’est ainsi que doivent être les chansons. Loin de celles de Abdel-Halim Hafez ou encore Adawiya. Cheikh Imam était notre chantre (de quoi lui avoir valu des années de prison) ».

Après Imam, on commença à découvrir des poètes tels Ahmad Fouad Negm, Naguib Chehab, Fouad Qaoud et autres, jusqu’à parvenir aux Palestiniens Mahmoud Darwich, Moïn Bssisso et Tewfiq Ziyad … Ces autres poètes des territoires toujours occupés nous ont fascinés, étant de surcroît très réceptifs quant à tout ce qui venait de cette terre rêvée.


« Une voix me pénétra jusqu’aux tréfonds »

Le monde arabe était en ébullition. Le Liban explosif était au bord d’une longue guerre civile, et moi, au seuil du monde universitaire. C’est alors que j’entendis parler d’un jeune interprète libanais qui défrayait la chronique grâce à ses paroles révolutionnaires, devenues notre Bible. J’ai essayé de trouver une de ses cassettes sur le marché, en vain.

Des mois plus tard, dans la chambre d’un ami militant, pendant qu’il préparait le thé, il m’a laissé seul à l’écoute d’une cassette musicale. En feuilletant comme d’habitude l’un de ses bouquins, j’ai été absorbé par la lecture jusqu’à son retour, n’ayant pas prêté attention au fond sonore. Puis, une voix me pénétra jusqu’aux tréfonds : « je suis nostalgique du pain de ma mère, du café de ma mère … ».

J’ai alors fermé le livre, et mon histoire avec Marcel a commencé. D’abord, j’ai été ébloui par ces vers qu’il interprétait, ces vers que l’on songeait inchantables et que l’on a fini par connaître par cœur. Ensuite, les raisons de mon éblouissement se succédaient : un flot de musique à la fois simple et extrêmement expressive, une voix chaleureuse … Bref, je lui trouvais un air de Sayed Darwich dont je suis éperdument amoureux.

La guerre au Liban se déchaînait et Marcel Khalifé fit partie de l’intérêt quotidien qu’on lui porta. La conjoncture devint encore plus compliquée avec l’invasion israélienne, l’on s’attacha davantage aux chansons de Marcel nous faisant vivre tous les maux de ce que l’on s’accorde à appeler le monde arabe.

En ces moments, Marcel fut l’un des rares que j’écoutais tous les jours, avec Sayed Darwich, Fairouz et Cheikh Imam (à une phase ultérieure, je serais moins exigeant ou plus tolérant, ajoutant d’autres noms sur la liste, mais Marcel garderait toujours sa place. Il a partagé avec nous l’amour, la guerre, la prison, les détails du quotidien — petits ou grands — soit une partie de notre vie. Un trait d’union.

Les années filent, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, je recouvre Marcel de temps à autre … Lui aussi d’ailleurs disparaît de temps à autre, puis revient avec une belle musique : Jadal 1 et 2, des morceaux révélant un grand talent musical dont les premières compositions n’étaient pas simplement le fruit des circonstances, mais d’une vocation puissante et irrésistible. Peut-être à un moment donné de ma vie, j’écrirais dessus.

Mon fils aime beaucoup le dessin et s’intéresse peu à la musique. A table, en train de gribouiller sur papier, alors que je travaille en écoutant Marcel, il se retourne et me pose inopinément la question « qu’est ce que j’écoute », contrairement à son habitude. Cette musique l’attire, je lui explique le sens des mots. Il me harcèle carrément tous les jours pour que je lui fasse écouter Marcel, devenu de fil en aiguille le seul chanteur en commun entre mon fils Amr et moi …

Des années plus tard, Marcel vient chanter au Caire … J’invite mon fils — qui a quand même un peu grandi — au concert. On y va ensemble. Marcel chante, à l’extase.

En rentrant, on s’arrête comme d’habitude à l’un des cafés avoisinants. Amr sort papiers et stylos, esquisse un portrait de Marcel, avec son luth et son foulard, inscrit des extraits de ses chansons comme suspendus en l’air … Une fois rentrés à la maison, j’en fais une photocopie pour moi et Amr accroche l’original sur le mur de sa chambre … Il y est toujours.

Al-Ahram Hebdo, 16 avril, 2008

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