En septembre de cette année, l’œuvre de Guillaume Apollinaire va devenir en France libre de droits et passer définitivement dans le domaine public au gré d’un décompte de « droits patrimoniaux » épique (voir en « Prolonger » de cet article). Mais cette année 2013 marque surtout le centenaire de deux parutions majeures dans la poésie de langue française.
En 1913 en effet, à la veille du premier des effroyables conflits mondiaux suscités par le vieux continent, voient le jour Alcools de Guillaume Apollinaire et La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France de Blaise Cendrars. En un paradoxe historique saisissant, les œuvres d’Apollinaire et Cendrars tournent alors radicalement la page du symbolisme en ouvrant à un monde concret et en marche, à l’aube même du premier déchaînement guerrier à l’échelle de la planète.
Au tournant des XIXe et XXe siècles s’éploie, passé le rayonnement du symbolisme français, une immense matrice pour les arts poétiques nouveaux : d’un côté Segalen, Supervielle, Claudel, Saint-John Perse s’enquièrent des sources où se perdre ; de l’autre, des « parapets » rimbaldiens des luttes continentales, on retrace les chemins, tous les chemins du « monde entier », déjà mondialisé, qui mènent à la multitude humaine des métropoles besogneuses et cosmopolites.
Aux explorations intérieures, psychiques de leur époque tant en art qu’en sciences humaines, Apollinaire et Cendrars ajoutent l’entière présence physique de l’être dans le monde moderne. Cette irruption de « l’Esprit nouveau », intitulé du manifeste d’Apollinaire (de 1914), promeut une idée de la modernité en tant que célébration de la « vie ». Sa ligne de force : « Point d’idéal : mais tout ce qui existe ». Le poète (l’artiste) doit « exalter la vie sous quelque forme qu’elle se présente ».
À l’enchanteur Guillaume mariant le vers et la prose pour une saisie simultanée de l’espace et du temps, et à l’arpenteur de l’univers, élastique comme ses vers, Blaise, nonobstant leur immense notoriété, on connaît fort peu d’héritiers directs en poésie de langue française (risquons Benjamin Fondane, Jean-Paul de Dadelsen...).
C’est cette incongruité hexagonale, ce mystère poétique qu’interroge Jacques Darras depuis quelques décennies. Professeur puis doyen de la faculté des langues d’Amiens, ce poète né en 1939, qui préside depuis 2010 le Marché de la poésie de la place Saint-Sulpice, à Paris, grand connaisseur et traducteur de poètes de langue anglaise, américaine, russe, ne ménage aucun enracinement.
Adversaire déclaré des territoires confisqués et de toute idée de mainmise sur les destinées de la poésie française, y compris la plus contemporaine, Jacques Darras ne manque ni de verve ni de vivres quand on en esquisse le tableau. Sourcé comme son poème à la rivière picarde La Maye qui se jette dans la baie de la Somme, il expose dans l’entretien qui suit quelle doit être selon lui la « Position du poème » dans notre aujourd’hui :
le poème est dehors
le poème est derrière la vitre
on ne sait pas ce qu’il voit
on le saura à son retour
le poème revient
le poème ne s’éloigne pas
on ne connaît pas de poème qui soit jamais parti
définitivement
pour toujours
cela ferait un vide
«Chez Apollinaire et Cendrars on parle et on chante, on fredonne rêveusement, on ne harangue plus»
Le critique et poète Hubert Juin avait pressenti dans les poèmes d’André Gide au tournant des XIXe et XXe siècles une « nervosité des images et une saisie du réel » qui marquaient selon lui sa sortie du symbolisme.
Dans la poésie de langue française, cette « sortie » s’opère spectaculairement avec Apollinaire et Cendrars. Soudain, les mots du poète paraissent innerver le pouls temporel de la vie humaine. Il y a aussi cette formule magique de Cendrars : « Du monde entier au cœur du monde »...
Jacques Darras. J’allais fréquemment voir Hubert Juin dans son appartement haut perché en face du Centre Pompidou, à Paris, avant qu’il ne soit brusquement saisi par la mort. J’aurais aimé prolonger le dialogue avec lui sur la transition des « symbolistes » aux « modernes ». Citâmes-nous jamais ensemble Walt Whitman ? Je ne m’en souviens plus, cependant les Nourritures terrestres de Gide (1897) sont imprégnées de Whitman. C’est Gide qui commande la traduction du poète américain pour la NRF, entreprise dont Claudel se retire avec fracas (cf. le numéro de la revue Europe que j’ai récemment consacré à Whitman), prétextant que Gide fait avec Whitman du militantisme homosexuel.
ues aujourd’hui les Nourritures font en tout cas l’effet d’un curieux mélange de littérature coloniale et de camaraderie whitmanienne, le tout exprimé dans une pompeuse rhétorique symboliste sans rien à voir avec la sécheresse moderne. Les héritiers « légaux » de Whitman en France sont les « unanimistes » (Romain, Vildrac, Jouve, Bazalgette, etc.) qui, eux, manquent du souffle whitmanien le plus élémentaire.
Les vrais héritiers, Cendrars et Apollinaire, refusent l’héritage. Cendrars, n’oublions pas, va (sciemment ?) « ensanglanter » le Manhattan de Whitman en 1912, avecPâques à New York. Apollinaire, quasiment la même année, colporte dans le Mercure de France d’infâmes ragots sur la pédérastie de Whitman, qui déclenchent une querelle vite éteinte par la guerre.
Le plus whitmanien d’eux tous, c’est-à-dire le plus ouvert au monde entier est à mon sens, à la même époque, Paul Claudel que ses ambassades vont mener de la Chine au Japon puis au Brésil avant son retour en Europe. Claudel marie puissamment Rimbaud et Whitman dans son poème des Cinq Grandes Odes publiées en 1910, cinq ans après Partage de Midi. Claudel souligne clairement sa rupture avec l’étouffante et évanescente atmosphère des mardis de la rue de Rome, chez Stéphane Mallarmé. Apollinaire restera quant à lui étroitement « rhénan », si j’ose dire, accueillant la déclaration de guerre avec un patriotisme hexagonal confondant. Je n’oublie pas non plus le rôle essentiel de Victor Segalen et ses Stèles composées et publiées à Pékin en 1912, l’œuvre sans aucun doute la plus audacieuse de toutes dans la voie « ethnologique » de la modernité.
Vous avez donc raison de célébrer le centenaire de la poésie française moderne avec Zone et La Prose du Transsibérien mais l’histoire littéraire impose de rendre justice à d’autres œuvres aussi et parfois plus capitales allant dans le même sens – celui d’une ouverture au monde dans son étrangeté et son intégralité.
Je cite Apollinaire : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut/ Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux » (Zone). Puis ces vers que reprend Cendrars : « Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers ».
N’y a-t-il pas là exprimé le souci d’une oralité dans le langage, et plus précisément de refaire passer le « chanté » du poème, son récitatif, par le parlé, celui des mots qui se partagent par le dialogue quotidiennement en leur restituant toute leur valeur d’échange ?
Jacques Darras. Assurément, le « parlé » rentre dans le poème. Du moins Apollinaire l’y fait-il rentrer de manière habile et nouvelle. Sous forme de citations comme dans le très beau Femmes(Rhénanes) ou encore mieux de « collages » dans le splendide Lundi rue Christine (Ondes). Mais ce retour est aussi une impression de retour. Victor Hugo donnait déjà la parole à ses héros, à l’intérieur d’une poésie narrative dramatique intense. La modernité d’Apollinaire et de Cendrars tient en grande partie, me semble-t-il, au contraste saisissant qu’induisent la familiarité et la quotidienneté des propos rapportés dans et par leurs poèmes. Chez eux, on parle et on chante, on fredonne rêveusement, on ne harangue plus.
« Doit-on dater de 1928 la fin de la modernité ? »
Toutefois, ici encore, il serait un peu vain d’oublier le travail antérieurement fait par Jules Laforgue et Tristan Corbière par exemple. Travail auquel nous Français, dans notre recomposition de l’histoire littéraire, paraissons rester insensibles alors qu’ils inspirent toute la poésie anglaise depuis T.S. Eliot et Ezra Pound. Œuvre paradoxale et croisée des influences : nous, peuple de l’ironie – c’est un autre paradoxe ! – acceptons assez mal cette dernière de la part de la poésie, que nous aimons mieux entendre chanter. De Verlaine à Apollinaire et enfin à Aragon, la poésie majeure nous semble devoir être portée par un balancement à fleur de sol mais jamais tout à fait, une manière de chant de consolation maternel qui nous protège des horreurs de la guerre ou de la pure et simple réalité.
Donc l’oralité comme élément de la modernité, oui certes, mais sous forme d’une parole plus ou moins modulée, avant l’irruption violente et, pour le coup, tout à fait dérangeante et inouïe de l’explosion sonore Dada, en 1916, à Zurich. Soit une modernité à double détente, si vous préférez. Pour tenir enfin compte de la guerre !
Ces vastes desseins poétiques d’Apollinaire et Cendrars ont vocation à ouvrir à des univers déterritorialisés. Leurs poèmes mêmes, sur le plan formel, y engagent en d’amples laisses de vers « libres ». Le poète peut parler de toute région du monde, sans crainte de se trouver inféodé aux « conquérants », aux colonisateurs. Quel est selon vous ce sens de la trouvaille, de l’action qui les anime ?
Jacques Darras. Vous avez totalement raison d’insister sur la fonction du « vers libre » à l’époque. C’est bien cette « révolution » prosodique qui assure la nouveauté de Zone. À ce jeu-là d’ailleurs Cendrars est indiscutablement le plus novateur. La Prose du Transsibérien, comme son titre l’indique, est de la prose. De la prose plate, descriptive, non rimée et à peine rythmée, mise vers dessus dessous.
Avec un unique souvenir de prosodie ancienne qui revient comme un lointain refrain « En ce temps-là j’étais en mon adolescence ». Zone est plus marqué par l’ancienne prosodie, dont il joue presque insolemment « À la fin tu es las de ce monde ancien », ici la langue doit faire son exercice trisyllabique final (an-ci-en), par une forme de snobisme et de nostalgie. Chez le Claudel des Cinq Grandes Odes c’est le verset whitmanien qui s’impose. En un sens difficilement contestable, la « modernité » c’est l’usage du « vers libre » que Stéphane Mallarmé avait d’ailleurs accueilli prudemment dans son essai « Crise de vers », tout en plaçant non moins sagement l’alexandrin dans une réserve « officielle ». D’où Aragon et quelques épigones devaient l’extraire lors de l’épisode historique et contre-officiel de la Résistance.
Pour revenir à Cendrars, le plus novateur de tous à mon sens, le plus libre d’user ou non du vers libre, j’éprouve une admiration particulière pour son Feuilles de route(1924-1928), poème-carnet de notes ou journal de bord versifié d’un voyage au Brésil. Ce sera le dernier poème de ce guerrier légionnaire à la main droite arrachée, qui désormais s’applique de la main gauche aux touches de la machine à écrire qu’il a emportée à bord du transatlantique. Sans sous-estimer la découverte par Cendrars, à cette époque, du cinéma, et son application au vers désormais conçu comme plan, au poème comme plan-séquence avant un passage définitif et logique à la prose.
Doit-on dater de 1928 la fin de la modernité ? Je serais presque tenté de le faire. C’est aussi le moment, notons-le, où Pierre-Jean Jouve, qui a vécu en Suisse aux côtés de Romain Rolland le pacifiste, pendant la guerre, rompt avec sa première écriture poétique d’inspiration whitmanienne (Poème contre le Grand Crime), découvre la psychanalyse avec la disciple de Freud, Blanche Reverchon, et rentre dans ses paysages intérieurs. Conversion brutale et décisive. À partir de ce moment les poètes désertent le monde, Anabase de Saint-John Perse (1924) constituant, selon moi, une sorte de chant d’adieu général aux aventures coloniales du siècle précédent.
« Une incroyable rupture de confiance des poètes envers le monde et la réalité »
Place désormais aux ethnologues ! Pour prendre mon propre cas, je ne trouve plus aucune nouvelle du monde dans la poésie française à partir de cette époque. Je me tourne donc vers les romanciers-ethnologues comme Joseph Conrad, ou les ethnologues eux-mêmes, Malinowski, Mead, Boas, Balandier, Leiris, Griaule, Lévi-Strauss, Clastre, Berque, etc. Une rupture profonde s’est produite alors, jamais vraiment répertoriée ni sondée, que je prends personnellement en compte dans ma propre poésie.
Dans les années 1930, donc, les poètes français semblent totalement disparaître des écrans, laissant la place aux philosophes, aux journalistes ou aux philosophes-journalistes. C’est l’ère triomphale de Sartre, de Camus et leurs futurs et lointains épigones, Bernard-Henri Lévy, Glucksmann, etc. Il se produit alors une incroyable rupture de confiance des poètes envers le monde et la réalité. Rupture de confiance suivie d’un repli dans les paysages intérieurs, les « arrière-pays » pour reprendre l’expression de Bonnefoy. Or que retrouve-t-on dans les arrière-pays de la conscience ? Un nouveau symbolisme, lié à l’écriture de l’inconscient.
Quand je lis La Descente de l’Escaut de Venaille, en 1995 (alors que je suis moi-même en train de suivre depuis 1988 le lent déroulement de ma rivière La Maye, dans un pacte réfléchi avec la durée), j’ai l’impression de me retrouver dans du Jouve généralisé prolongé, du symbolisme continué. En repli depuis plus de cinquante ans vers l’horizon de ses intimités, la poésie française d’aujourd’hui me fait donc l’effet d’une poésie majoritaire de climats et d’humeurs individuels. Le réel n’apparaît ici que ouaté et diffracté, me faisant penser au « patient éthérisé sur une table d’opération » du Prufrock (1917) de T.S. Eliot soumis à une succession d’analyses lyriques à cœur ouvert.
Pour donner suite à votre observation inédite sur cette scission entre poème et prose dans l’œuvre de Pierre-Jean Jouve, on peut rappeler que ses narrations des années 1927 à 1931 (assez sublimes, Le Monde désert, Les Aventures de Catherine Crachat) sont également placées sous le motif de la rupture (amoureuse, existentielle...).
Dans le fil de notre discussion, placeriez-vous dans une filiation à Apollinaire et Cendrars ce mot d’Artaud dans son Van Gogh le suicidé de la société, en 1947, par lequel il oppose Van Gogh à Gauguin : « (...) la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité. » Il ajoutait : « (...) il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie. »
Jacques Darras. J’aime bien que vous citiez le contre-exemple d’Antonin Artaud, mais croyez-vous que la tragédie intime de son divorce d’avec la chair de son propre corps soit le gage d’un retour au réel, à la réalité ? Sinon le réel du déchet, de la déjection ? Des « langagiers » (Verheggen, Prigent, etc.) ont su intégrer les charges explosives de la protestation véhémente du poète contre « le jugement de Dieu » et les associer aux variations phonétiques dadaïstes pour prolonger le combat contre la tradition poétique bienséante.
Cela peut s’entendre si l’on considère que non seulement l’inconscient est structuré comme un langage (Lacan) mais aussi bien le réel. L’espèce de « crue » du sémantique, cette prolifération de la cellule phonétique à quoi nous avons tous peu ou prou succombé par crainte de retomber dans les vieilles errances académiques, ne cachait-il pas tout autant un refus d’articuler la réalité à un discours novateur ?
C’est la notion même de modernité qui s’est disloquée à force de combats au corps à corps avec la langue, alors qu’était sans doute plus nécessaire, à partir d’un certain moment, une vision neuve, le recul d’un regard d’ensemble. Assez d’infantilité, de régression non ? Assez de complaisance à l’humour potache et à l’absurde, sommes-nous capables d’avancer ailleurs ? C’est-à-dire tenir compte des espaces vertigineux, inquiétants, inouïs, qu’ouvrent quasi silencieusement à nos côtés la science génétique et l’ingénierie médicale, aussi bien que l’exploration astrophysique. La réalité change d’échelle de paradigmes, le temps s’allonge, l’espace construit des anneaux de plusieurs kilomètres pour piéger les vitesses les plus insaisissables de la matière, notre place dans le cosmos vacille et nous nous accrocherions à notre narcissisme natal ?
« Je n’ai jamais cru que la poésie ne pensait pas »
Selon vous, c’est son orientation même, soit une visée de l’existence à partir du poème, qui a été « interrompue » dans la poésie de langue française. La diffusion des thèses hégéliennes par Kojève avant même le second conflit mondial, appelant la poésie à prendre conscience d’elle-même, pour, en l'occurrence, passer sous le prisme de la pensée philosophique, n’a-t-elle pas acculé la poésie française à une « défaite sans avenir » (Rimbaud), en la chassant hors de son lit, en la dépouillant de sa matérialité sensible ?
Jacques Darras. Je n’ai jamais cru que la poésie ne pensait pas. Certes, il y a une irrépressible (je l’ai noté plus haut) tendance poétique à la consolation. Poème c’est, en liaison avec la chanson, une espèce de protection amniotique contre la dureté cruelle du monde. Entendre chanter Apollinaire au beau milieu de la Grande Guerre de 14, dans Calligrammes, est à la fois admirable et déroutant d’inconscience. Car il y a l’inconscience et il y a l’inconscient. Or il n’est pas sûr que l’un ne vienne pas conforter l’autre, quelquefois.
Sommes-nous pour autant délivrés des bouffées irrationnelles collectives, sommes-nous définitivement immunes des haines inter-ethniques ou nationales ? La situation de l’Europe contemporaine, moi enfant né en 1939 puis grandi dans la guerre froide, me fait frissonner de peur. La philosophie, en ce sens qu’elle pense rationnellement notre place dans l’Univers, ne fut jamais l’ennemie de la poésie.
Non moins significative que la lecture de Hegel en son temps, la lecture de Heidegger avec Lacan par Derrida a pu récemment paraître (avant son retour final à l’éthique sous l’influence de Lévinas) confisquer la poésie à son profit. J’ai beaucoup aimé les confessions de ce « pied-noir » avouant ses complexes, lors de sa venue en France, vis-à-vis de la langue poétique d’un René Char. Je pense que Derrida a établi son laboratoire à concepts inconclusifs (différance/différence) dans une sorte d’envie de poésie, pour combattre l’idéologie péremptoire des systèmes philosophiques clos, dont le premier, le Platonicien. Derrida a fait se joindre le messianisme ouvert de la Bible et l’ouverture naturelle du poème. C’est vrai qu’il nous a longtemps « divertis ». Mais son travail sur la métaphore, par exemple, nous a utilement servi d’antidote à la vulgate surréaliste. Il est vrai aussi qu’avec Sartre, et pour d’autres raisons, il a amplifié la surévaluation (à mon sens) de l’objectivisme de Ponge, le seul que nous ayons pu opposer avec celui, plus sobre et moins rhétorique de Guillevic, aux avancées modernes des Américains William Carlos Williams ou Zukofsky. En réalité, le choix par Sartre de l’objectivisme de Ponge était une manière de renvoyer Mallarmé à ses fétiches de la rue de Rome, par désespoir de voir les poètes français revenir au réel contemporain.
Donc, pour conclure notre entretien, ni mépris ni déclinisme de ma part mais une analyse rigoureusement conduite, j’ai essayé de le montrer, tout au long d’une réflexion poéticienne, vis-à-vis d’un héritage sans lequel il serait tout simplement stupide de prétendre avancer. Mon recours personnel à d’autres traditions, la poésie de langue anglaise surtout, m’aura permis, je l’espère, en dépit de la difficulté à le faire reconnaître, de reprendre lien avec la tradition ouverte par Cendrars, Apollinaire and Co., si brutalement interrompue par la guerre. C’est d’ailleurs à ce phénomène bien trop sous-estimé que je suis en train de travailler.
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