Mahmoud Darwich était mon ami rare, précieux, et plein d'humour. Je le revois après son premier infarctus en 1984, une cigarette entre les doigts. Je lui dis: «Mais tu n'as pas le droit de fumer, ton coeur est fragile!» Il me répond: «Le médecin m'a interdit la cigarette, l'alcool et même le reste. Je lui ai dit: c'est la vie d'un âne, je n'en veux pas!» Il a persévéré dans son être, sans se préserver, jusqu'à son deuxième infarctus en 1998; le dernier, le 9 août, lui ayant été fatal. Il me disait aussi: «Nous n'avons pas d'Etat, mais nous avons beaucoup d'humour», et il citait son ami, le romancier arabe israélien Emile Habibi, lui aussi tôt disparu.
J'ai eu la joie de traduire quelques-uns de ses poèmes. C'est là où je me suis rendu compte de l'extrême richesse de son imaginaire, de la beauté de son vocabulaire. Il était né poète, il ne l'est pas devenu. Il n'était pas militant au sens classique du terme. Tout son être, toute sa vie n'avaient de sens que par et dans le poème. Ce n'est pas parce qu'il était palestinien, ce n'est pas parce qu'il a souffert de l'arrachement et de l'exil qu'il a été poète. C'est pour exprimer ce que des millions d'êtres subissent comme injustices, humiliations, dépossession et mépris qu'il a été poète. Il détestait qu'on dise de lui: «poète de la résistance». Le citoyen résistait, mais le poète allait au-delà et portait le rêve d'un peuple dans les foyers les plus lointains, les plus étrangers à la question palestinienne. Un de ses premiers textes dit:
«Celui qui m'a changé en exilé m'a changé en bombe. Je sais que je vais mourir, je sais que je livre une bataille perdue au présent, car elle est d'avenir. Et je sais que la Palestine - sur la carte - est loin. Et je sais que vous avez oublié mon nom dont vous avez falsifié la traduction. Et tout cela je le sais. Et c'est pourquoi je porte la Palestine sur vos boulevards, dans vos maisons, dans votre chambre à coucher.»
Il a pris des positions politiques précises, notamment quand il quitta l'OLP en 1993 pour dire son scepticisme, pour ne pas dire son refus des accords d'Oslo. La suite lui donna, hélas, raison. Comme son compatriote Edward Saïd, il avait un sens politique très aigu, parce qu'il était un homme libre et jamais inféodé à un parti ou à une idéologie (dans sa prime jeunesse, il entra au Parti communiste israélien, le seul où Arabes et Juifs militaient ensemble). Mais ce qui était important, c'était la poésie. C'était un homme ivre de vie. Il était visionnaire, sans tapage. Il ne se mettait jamais en avant, il aimait rire et raconter avec légèreté des histoires graves. Un jour, dans un colloque à Valence, il m'a dit: «J'habite dans une valise.» C'était cela l'exil, la douleur de l'exil.
Il était devenu célèbre pour un poème qui commence ainsi: «Inscris : je suis arabe.» [2] Poème de circonstance qu'il n'aimait pas trop et qui l'a poursuivi longtemps. Peut-être pour réagir à cela, il a écrit beaucoup de poèmes d'amour, et par amour. Un des derniers commence ainsi:
«Il lui dit: ah si j'étais plus jeune...
Elle dit: je grandirai de nuit comme le parfum du jasmin l'été
Et elle ajoute: et toi, tu rajeuniras
en dormant car tout dormeur est un enfant
Quant à moi, je veillerai jusqu'au matin
que noircissent mes cernes.»
C'était un homme populaire. Partout où il récitait ses poèmes, il y avait foule. Je me souviens d'une soirée au Théâtre Mohamed V à Rabat, où la police a dû intervenir pour disperser plus de 2000 personnes qui n'avaient pas pu entrer dans la salle. Cette popularité des poètes est chose courante dans le monde arabe, mais ce qui le distinguait des autres poètes arabes, c'était sa rupture avec les litanies, les pleurs des mots et des sentiments. Il a donné à la poésie arabe une nouvelle direction, plus rigoureuse, un souffle neuf.
Ses thèmes étaient universels: la terre, l'exil, la mort, l'amour impossible, la détresse de ceux à qui on a tout pris, y compris l'espoir. Comme écrit son ami et traducteur (en français) Elias Sanbar: «Au-delà de toute préoccupation technique demeurent ses choix premiers: en poésie, toute idée, toute pensée doit passer par les sens; toute poésie est d'abord orale, et par là musique; et elle s'arme de fragilité humaine pour résister à la violence du monde.»
En 2000, le ministre israélien de l'Education Yossi Sarid avait suggéré que certains poèmes de Mahmoud Darwich soient intégrés dans les programmes des écoles; le Premier ministre de l'époque Ehoud Barak s'y était opposé. La poésie est dangereuse, c'est-à-dire contagieuse! Sans doute. Celle de Mahmoud Darwich fait l'éloge de la résistance, de la justice et de la dignité. Valeurs universelles qui font peur aujourd'hui encore, et pas uniquement en Israël.
Le Nouvel Observateur