Une rencontre animée par Tewfik Hakem a réuni Hélé Béji, essayiste tunisienne, Darina Al Joundi, romancière libano-syrienne et Kamel Daoud, écrivain-journaliste algérien, pour évoquer le « Printemps arabe » et le rôle de la littérature dans ces temps historiques de révolte politique et sociale. Quel est le pouvoir des mots et des écrivains dans ce contexte? Comment écrire et témoigner de ces moments d’indécision et de retournement ?
.A la question de savoir si la révolution tunisienne a été l’aboutissement d’un travail d’engagement intellectuel, Hélé Béji a répondu tout simplement que les intellectuels ont été surpris comme le reste des Tunisiens et le monde arabe. Ils ont observé, aussi ahuris que les autres. Pour Hélé Béji, la révolution tunisienne est un mélange de 1789, 1989 et 1968. C’est à la fois la fin d’une ère avec la chute de la dictature, les retrouvailles des tunisiens exilés avec leurs amis et leurs familles, et enfin une sorte d’effervescence politico-culturelle marquée par une intense soif de liberté qui s’est répandue dans tout le monde arabe.
Darina a rappelé que la révolution n’est pas une histoire d’héroïsme, mais surtout de sacrifices. En Syrie, des semaines après le soulèvement de plusieurs villes, après des centaines de morts, de blessés et des milliers de personnes emprisonnées, la peur est encore présente, notamment dans les milieux artistiques. On n’ose pas encore se révolter, on n’ose pas dire non à l’injustice. Est-ce de la lâcheté ou l’impossibilité d’envisager un monde autre, un monde meilleur ? Darina précise que des listes noires des artistes auraient déjà été établies, dans l’idée de les priver de leur travail et donc de leur raison de vivre, en les tuant autrement qu’avec des balles. Pourtant tout vaut le sacrifice, car « tout ce qu’on peut avoir est mieux que ce qu’on a ».
C’est dans la même tonalité d’espoir tragique que Kamel Daoud a expliqué pourquoi, dans le cas de l’Algérie, la révolution attendue de tous peine à prendre forme. Les Algériens semblent observer de loin la réalisation, ailleurs, d’un rêve qu’ils avaient un jour effleuré. Pour Kamel Daoud « l’Algérie a raté sa révolution », celle de 1988. Dès lors, il faut trouver un autre moyen de surprendre le pouvoir en place, ce pouvoir qui a su s’adapter à toutes les crises que le pays a traversées, laissant à chaque fois le peuple perdant et réduit à la soumission. Après le soulèvement de 88, on a créé pour la première fois le multipartisme, donnant toute latitude au parti de Dieu. Une fois le peuple épuisé par dix années de guerre civile, on a décrété l’amnistie nationale pour que le sang cesse de couler, sous le regard frustré des familles des victimes qui ne verront jamais les auteurs de ces crimes jugés. Aujourd’hui, il est permis au peuple de manifester (sauf dans la capitale) et pourtant toutes les manifestations sont réprimées, même malgré l’abrogation, le 23 mai 2011, de l’état d’urgence. En Algérie, le peuple, aussi bien que le pouvoir, observe avant d’agir. Le peuple qui ne croit plus en rien attend que le rêve se réalise, en Tunisie par exemple, pour y croire de nouveau. Le pouvoir, de son côté, espère l’échec de ces lointaines révolutions afin de dissuader les Algériens. Comme l’a répété Kamel Daoud, «il faut que la Tunisie réussisse.»
Mais que signifie la révolution ? Les trois intervenants ont rappelé que révolution n’est synonyme ni de liberté ni de démocratie, mais n’est que le début d’une aventure. Bien que la Tunisie, la Syrie et l’Algérie en soient à des étapes différentes du même processus, H. Béji, D. Al Joundi, et K. Daoud restent conscients que le chemin ver la liberté est encore long. Une révolution se fait pour les générations suivantes, a précisé K. Daoud, pour qu’enfants et petits-enfants puissent avoir une vie, un avenir, une chance.
Qu’en sera-t-il après la révolution ? H. Béji croit au dialogue et à la reconnaissance de l’altérité. Le risque islamiste – s’il en est- est un risque à prendre, car « la religion est une liberté comme une autre à condition qu’elle n’annihile pas les libertés d’autrui. »
Concernant la Syrie, D. Al Joundi a précisé dès le départ qu’il est question de la révolution syrienne et non pas d’une éventuelle menace contre Israël. Il s’agit juste d’un peuple qui « veut construire une sociétés et qui a besoin de liberté pour y arriver », et il ne s’agit pas de se libérer pour détruire l’autre.
Selon K. Daoud, « la révolution n’est pas un choix, c’est plutôt une absence de choix »… La machine est en marche, on ne peut que la retarder et sûrement pas l’arrêter.
Meriem Khelifi
www.opinion-internationale.com