Pages philosophiques sur la théorie de la poésie
La poésie est une parole éveillée. Pur éveil du soi pour-soi. Son « éveillance » est pour-soi insaisissable en soi. Eveil fuyant. Parole fuyante. Nécessité libre de l’arbitraire dans la quête de soi. La poésie est un refus ontologique de la nécessité, et une postulation éthique de l’arbitraire. Quand la poésie refuse la légitimité d’une ascendance du nécessaire entre la parole et la vérité, entre le dict et le sens, entre le discours et l’éthique elle se veut alors une parole vive de l’arbitraire, une parole vive de l’inéthique ; elle se veut nécessité inéthique de l’arbitraire. L’inéthique de la poésie n’est pas une conscience vide de l’absence. Un refus arbitraire parce que dénué de l’engagement envers l’efficience d’un principe de positivité. Un apriori de négativité harcelé par la confrontation nihiliste ou par les pétitions « immotionnelles ». Il est inethicité éthique de l’absence conçue comme détournement de la présence de son sens consensuel, légitimé par la logique de l’identité _ l’individu doit être la vérité du consensus, un sujet du sens, une image transcendantale de l’identique _ vers un sens individuant de l’autonomie, vers une autonomie qui s’auto-nie comme sujet mais qui fait le sens du sujet. Il ne suffit pas dès lors de trouver le sens, il faut être dans le sens et être sens total du sujet. Le sens de l’être c’est l’être du sens. La poésie serait ainsi une présence individuante de l’absence, une figure de l’étrangeté en tant que choix épistémologique de l’in-identique. Une individualité indivise qui tout en se niant comme sujet légitime par la négation même le mythe du verbe comme totalité. La négation a le rôle de réaffirmer l’être en l’inscrivant dans la primature du discours. Elle a la fonction comme schème inhérent au sujet de rétablir l’authenticité de la présence, de rétablir l’authenticité de l’existence à travers la condition de l’étrangeté. Ces deux authenticités sont le principe dictal qui devance, qui doit anticiper par la substantialité le sujet. Cette négation n’est pas axiomatique, ni intellectualiste comme celle poussée par Descartes à inventer normativement le Sujet, le Pensant : l’intellect étant la norme absolue à la fois subjectale et objectale de l’être. Elle est la création dénormée du discours selon la liberté impure et par conséquent inéthique de l’intuition. La négation et l’absence relativisent le logos devant l’être, relativisent la déduction devant l’intuition.
Il faut noter tout de suite que cette intuition ne relève pas de l’harmonie ni de l’homogénéité d’une conscience apaisée par le discours qui réinvente le sujet par l’immanence en tant que naturalité canonique parce qu’immédiatement première, parce que primarité immédiate. Loin de là. Il y a dans l’intuition poétique une destruction dialectique de la synthèse. Une projection arbitraire et anticipée de l’antithèse. Dans l’intuition se trouve la parole sous forme de négation ouverte car tout le réel est consensus de synthèse où l’antithèse se révèle transitoire. Or dans la poétique ce qui est transitoire et subsumable c’est la synthèse. La poésie écrit contre la synthèse pour transitiver le sujet et non le fonder. Elle écrit pour transitiver l’absolu, pour poser en déshérence la synthèse en la rendant parole inhérente de l’opposition et de l’antithèse. La condition de la parole poétique n’a pas de socle. La parole poétique est devenir, action du Temps comme devenance et comme devenant. Elle écrit le temps à travers le temps et hors la casualité. Elle transcrit le réel à travers le devenir. C’est dire que le réel, selon l’ordre poétique, n’a aucun pouvoir déterministe sur la vérité puisque le devenir est la partie féconde de l’ir-réalité à la limite de l’absence, de la négation, de la précarité et de l’insaisissable. Au fait quand la philosophie se perd dans la métaphysique de la causalité casuelle, cherchant à subjectiviser l’objet, à construire le sujet comme cause primale, absolue et identique de l’ordre de la fin, la fin historique, selon laquelle l’objet et l’événement doivent être identiques et conformes à la cause formelle de l’intellect dans une sorte d’aliénation arbitraire de la finitude, cherchant à fonder un rapport de permanence entre le sujet et son sens en faisant du devenir un simple pendant du nécessaire et du réel, une platitude historique de l’action, une temporalité formelle du destin, la poésie choisit la part indéterminée du sens, la part arbitraire de l’aliénation, en en faisant une déclinaison de destruction de la part fondée du sujet, en créant au fond même de la conscience l’arbitraire de la finitude.
La poésie in-fonde le sujet par la finalité verbale ; elle le désinstitue par le discours de la contingence instauré comme suspension de la présence, et le transforme radicalement et fatalement en devenir. Pour la poésie la présence est une anticipation du relatif, une anticipation de l’absolu au cœur du devenir. Le discours de la poésie n’a pas la tâche de fonder une homologie structurelle entre le dire et l’événement, entre le réel et l’esprit, entre le sujet logique et l’objet éthique comme il est présumé dans le discours philosophique. C’est d’ailleurs contre cette redevance de l’éthique au logique que la poésie se soulève en premier lieu. C’est contre cette abstraction de l’objet qui se concrétise opacité nouménale du sujet, contre cette présence par procuration de l’étant postulée comme transcendance catégoriale de l’Esprit que la poésie se dresse en optant le contre-courant de la procuration, et aussi en optant pour l’opacité originelle et naturelle qui fonde la vérité ontologique de l’objet. Quand la poésie libère l’objet dans le sujet, dans l’écart de l’opacité, dans la transparence distanciée, quand elle crée la distance de l’opacité pour assumer inéthiquement l’éthique du dire comme valeur en soi de la révélation et de la différence en sachant que révéler c’est différencier le dict du sujet, c’est essentialiser l’objet comme liberté, c’est rapporter l’essence du dire à la totalité éthique du sujet, elle ne fait que transformer le sujet par la vérité de l’objet. Il n’y a donc pas de mimésis dans le discours poétique. La poésie n’est en aucun cas une mimésis. La mimésis est artificielle parce qu’elle s’enracine dans la transparence comme continuité, transposition secondaire et dédoublante du réel. L’opacité est gestation de la différence. Elle réinscrit le destin et la destinée dans la finalité d’après laquelle le sujet s’annonce pur devenir. Un devenir dans le « trans » contre le « méta ». La poésie serait une finalité inachevée du sens déstructurant le réel par le devenir et par le sujet lui-même. Un déplacement du méta-sujet axial vers le transsujet de la finalité irréelle, de la finalité imaginale. Le méta-sujet de l’objet y devient transsubjectivité. Ce qui caractérise la passion imaginative de la poésie c’est le refus de la l’axialité. C’est l’option de l’extension. Le désir de l’extension c’est le désir véridique de tout sublime poétique qui sans annoncer le sujet, ou plutôt en le trans-annonçant, trouve sa légitimité dans le sympoiesis contre le sublime assomptionnel de Baudelaire et contre l’idiophilosophein qui annonce le sujet comme facture idiomatique en en faisant un objet de la Raison ; c’est dire que la philosophie, contrairement à l’idée largement reçue, est plus idiome que discours. Ce désir de l’extension refuse le méta qui fixe l’opposition conceptuelle entre la transcendance et l’immanence, qui fixe les limites, qui divise la réception entre intuition comme donation immédiate et construction. La construction selon la poésie est toujours artificielle. Elle est projet médié par la logique technique de l’habitus, par l’identique et le statique de la mémoire. Pure technique de la rétrojection. Elle n’est pas donc la voix fidèle de l’immanence. Elle n’est pas une projection immanente de l’ampleur du désir poétique. Elle n’est pas projection libre de l’immanence selon la tendance et la conception poétiques de la liberté. Une métaphysique du Destin. Un devenir de l’absence. Un destin de la négation. Tout cela c’est la poésie. Tout cela est moins que la poésie.