Abbas Baydoun
(Lebanon)

Abbas BaydounJe me souviens d’un poème décrivant une chambre tanguant comme un bateau, le
poète plongeait sa main dans l’eau depuis la fenêtre, la caressait puis la laissait
immergée jusqu’à ce qu’il s’endorme, lui ou la mer, je ne me rappelle plus. J’avais
une maison donnant sur une petite mer, je ne caressais pas l’eau ; bien souvent la
mer se déchaînait et je la craignais. J’ai passé mon enfance sur les rochers marins. J’ai appris que cette mer était la Méditerranée, ce nom me laissait indifférent ; il ne servait qu’à étudier la géographie et je n’ai jamais été géographe. J’ai vécu dans une petite ville du bord de mer où se trouvait un cimetière marin et qui possédait un nom grandiose

issu de la Bible mais je n’avais cure des noms ; ils ne servent qu’à étudier l’histoire et
je n’ai jamais été historien. Je me demande si un homme ne devient pas poète lorsque toutes les qualités lui ont été extirpées et qu’il n’est rien en toutes choses ou s’il devient poète lorsqu’il a arraché tous les noms et qu’il n’en possède plus lui-même. Je ne sais

 qui a dit que le poète est celui qui enseigne les noms, mais qu’il imite ainsi Dieu, n’est qu’une grossière ineptie. Le poète, selon moi, ne peut enseigner les noms car il ne les connaît pas ; il n’a pas, en outre, comme les autres hommes la capacité de les prendre pour repères. Le poète est perdu dans ce monde où les noms et les panneaux ont été arrachés comme dans Prague après l’invasion soviétique. Il ne peut être guidé par les noms ou en apposer car son règne a disparu. Il tente, le plus souvent, de s’initier à une errance vide de noms, de chemins et de repères. Là est son modeste miracle, c’est celui

de l’aveugle alors qu’à l’homme ordinaire cela ne nécessite nul effort. Le poète apprend
à son corps les chemins ou plutôt l’entraîne à les parcourir du fait que la poésie est plus un exercice qu’un enseignement, un entraînement au vrai saut dans le faux-pas total,
un entraînement à une mémoire qui ne se souvient pas, à une connaissance qui n’énonce rien et à un oubli trop puissant pour pouvoir survenir.

Elle n’était pas désignée du nom de Méditerranée mais c’était bien la Méditerranée.
Je n’en retirai nul avantage, que ce soit ce nom ou un autre, les lieux exercent sur moi une contrainte sans répit. Dans cette ville laide au nom sublime, je me suis exercé à observer la mer dans le seul but de me confirmer que je voyais. Je me suis aussi
entraîné à écouter Oum Kalthoum pour me persuader que j’entendais. De fait, il
m’était encore plus oppressant de voir et d’écouter. Dans mon for intérieur, je n’aime absolument rien faire et il ne reste à une personne comme moi que la solution de laisser les choses le voir, l’entendre, le sentir et le toucher. C’est la seule condition d’existence que je supporte et tout le reste est de l’ordre du simulacre, simulacre de la parole, de la pensée, de la perception jusqu’à ce qu’il soit possible de penser et de percevoir. Qu’un homme puisse ainsi passer son temps à imiter la vie sans éprouver quoi que ce soit, que toute son existence soit suspendue entre deux parenthèses, peut relever du prodige même modeste.


Je me souviens que mes amis m’emmenaient vers les rochers du bord de mer, nous sautions de l’un à l’autre avant de nous y asseoir. Nous allions ensuite nous reposer
dans la forêt puis allions nous amuser sur la plage. Mais s’il n’avait tenu qu’à moi,
je ne serais allé ni à la plage ni dans la forêt. Sans vouloir généraliser à partir de mon
cas personnel, j’ai tendance à penser que les poètes sont les plus paresseux des gens et qu’ils n’excellent que dans le sommeil et le rêve. La poésie ne manifeste que le besoin certain du manque, de l’achoppement, de la paresse et de l’incapacité à établir des
repères. Seul le monde bourgeois enseigne la perfection, la voie droite, l’efficacité, l’activité et la clairvoyance. Il est possible que la poésie ait été un prétexte pour prouver l’existence d’une connaissance dont la seule visée est de nous faire exister alors même
que nous sommes infirmes et déficients. Le poète est peut-être l’invalide de ce monde.

Les poètes les plus compétents et authentiques me surprennent le plus souvent. Je sens qu’ils ne placent pas leur savoir-faire au bon endroit et il vaudrait mieux qu’ils le mettent à la place qu’il mérite. Si la poésie est une force, elle est une force de l’infirmité
et de l’entrave, une habitude à laquelle il faut s’accoutumer et par laquelle il faut vivre.
La Méditerranée me faisait face chaque jour et elle aura un nom que je ferai mien en
son temps. Je l’ai observée, connue et oubliée quotidiennement. Il fallait qu’il y eût un nom pour que je la regarde maintenant en dehors de moi et puisse m’en arracher. J’ai
mis longtemps avant d’ajuster ma ville à son nom et de l’extirper ainsi de ma peau.
J’ai eu besoin de deux noms et de deux mots, l’eau et la pierre, la mer et la ville, pour élaborer une longue parole ou un poème. Je me suis trouvé faire cela sans aucune nécessité intérieure car la poésie suscite plus d’exigences qu’elle n’en exprime. Elle
nous conduit ainsi vers des besoins imprévus et vers des lieux indésirés. Cette parole
que nous prononçons sans le vouloir, avec légèreté, et dont nous serions sur le point
de nous excuser, nous la disons le plus souvent pour entendre nos voix l’énoncer.
Cette parole, c’est-à-dire la poésie, ne tarde pas à devenir une limite que nous nous efforçons d’atteindre avant de nous y fixer. Nous sommes toujours ainsi : nous nous évertuons à suivre nos pas claudicants jusqu’au moment où l’infirmité devient
un art. La vérité est que celle-ci réside autant dans le poète que dans la poésie.
Comparée à la prose, à la musique ou à la peinture, la poésie est un art déficient et bien moins vigoureux, éloquent ou virtuose. Les Arabes permettent au poète d’être dans l’erreur, ils lui autorisent ce qui, pour d’autres, serait considéré comme une faiblesse.
En cela, il y a assurément une sagesse du fait que la poésie se laisse aller au hasard pur, elle n’établit pas de règles comme il convient pour un art fort mais s’y suspend ou ruse avec elles. L’erreur et l’achoppement lui sont inhérents mais sa faute est pardonnée en raison de sa faiblesse et de son altération.

Tyr, ma ville, continue de se nourrir de son environnement rural. Ses pionniers
étaient des fondateurs de villes ; ils la construisirent en la déplaçant de la roche vers
le sable du rivage. Par crainte de la mer, ils édifièrent, face à elle, une forte muraille et élevèrent leurs maisons comme des citadelles, les façades et les marchés tournant le
dos à la mer. Je n’en tire aucune conclusion : Tyr est une ville maritime remontant
aux temps bibliques, elle fut construite et détruite maintes fois, mais tout cela résulta d’une lutte avec le désert, la montagne et la campagne et créa des cultures, des langues et des imaginaires. Nous héritons de ces villes méditerranéennes qui ne cessent d’être détruites et reconstruites, elles en deviennent corrodées et putréfiées ; des phares se transformèrent en noms, des villes imposantes surgirent comme des tatouages.

Nous héritons de pierres chargées d’ans et d’une eau putride, de noms grandioses
que nous élevons dans nos bouches. Nous héritons d’une langue tatouée dotée de nombreux adjectifs et de peu de verbes, saturée de noms, une langue pleine de sable,
celui du rivage et du désert, celui des souvenirs se changeant en poudre et en poussière.
Il ne nous reste de ces villes qu’une poignée de noms. Il n’est pas surprenant que nous
y apparaissions comme des bédouins éternels et que nous voyagions sur leurs sables, leurs flammes et leurs déserts en les portant comme des palmiers évidés afin de les planter dans nos petits jardins du rivage. Nous voyageons du désert à la côte, allant et venant entre les rives proches et les déserts lointains, perdant à chaque fois des mots et des noms, plantant des tombes dans la langue, transportant avec peine les mots qui se transforment en sang, en sable, en coquillages et en cailloux. Cette langue est aussi

notre seul nom dans ce monde, elle est notre ancienne peau tatouée, maculée, ensablée
et corrodée. Dans ces villes, nous ne fûmes que des pêcheurs nomades et des bergers marins. Dans ces golfes étroits, des pays furent réunis, ne s’animant et ne vivant que
par leurs noms et leurs langues antiques. Leurs peuples ressentent que le temps les a laissés nus et qu’ils sont dépourvus de siècle. Dans leur nudité, ils changent la parole
en noms, en secrets, en nobles adjectifs et en profondeurs perdues. Chaque mot est
une énigme, un piège, un talisman, un interdit et une invocation ; il est Dieu, totem, ancêtre et origine. Chaque mot a un sexe et une race. Ainsi, les mots se donnent en offrandes et ne s’échangent pas, ils circulent de leur seul fait et se mettent à scintiller
après chaque cycle mortuaire. Quant à nous, nous les avons portés sur notre peau
comme des lettres non ouvertes, pliant nos tentes bédouines pour en faire de petites voiles destinées à de courtes navigations ou pour dresser de modestes cabanes sur les rivages. Nous en avons perdu beaucoup en route lors de nos voyages entre les générations. Nous ne savions pas que le sable stérile et l’eau pauvre, la parole sans
égal et sans prix, étaient noués aux genoux que nous avions hérités alors qu’ils étaient calcifiés et gonflés. Ils se boursouflaient au fur et à mesure que la course et les
concurrents gagnaient en vitesse. C’est ainsi que lorsque nous atteignîmes, avec un
retard immense, le terme de notre voyage, nous ne savions pas quoi apporter
au siècle. Devions-nous mourir comme nos langues pour mériter un prix ? Nous n’offrîmes au siècle que des tombeaux, soit une parole perdue et des souvenirs
ébrêchés, des noms survivants et sans descendance, des races sans origines, des
couronnes sans tiges, des futilités devenues secrets, des outils anachroniques
transformés en déesse, des métiers restés rituels, le commerce des modèles et des
identités mais aussi, parfois, le commerce de mains, de sang, de tombes et d’origines.
Voici ce que nous avons laissé dans ce bassin méditerranéen, nous élevons et nous semons ce qui est organique : l’huile, le sang et le pétrole ; nous élevons des langues
sans verbes et sans ponctuation, des langues composées de noms sublimes et de noms prisonniers, des langues invertébrées où les mots s’éparpillent dès qu’ils apparaissent,
où ils enragent, effrayent, punissent, tuent, vivifient, ostracisent et maudissent ; leurs phrases ont de grandes béances et un registre pour les disparus.

Voici ce que nous avons laissé dans ce bassin méditerranéen : depuis que Dieu a parlé parmi les oliviers, la concorde entre les hommes est devenue impossible. Le sang
succède à l’huile et la parole divine a répondu en versant l’huile et le sang. Dieu a
parlé au moyen de ces langues et la langue ne peut plus choir ou être parlée sans rituel. Elle n’est plus responsable devant le peuple. La parole est restée un vœu. Les mots
divins se sont libérés et ont tournoyé au-dessus du reste de la parole ; ils se sont transformés en créatures, en êtres et en noms parfaits, qui ont dominé les noms et les verbes, les mots, les expressions et les paroles-choses. Les mots sont le sang de ce peuple vieilli si je peux emprunter cette phrase au grand poète catalan Asperio. Les mots sont
le sang de ce peuple exilé de sable en sable, endormi et dispersé. Les mots sont le sang
de ce peuple qui est depuis longtemps sans histoire. Les mots sont certainement notre ville et notre mémoire remplis d’étrangleurs venus du désert et de conquérants venus

de la mer.

Voici ce que nous avons laissé dans ce bassin méditerranéen : le combat des langues,
dans l’éloignement de la terre de Dieu octroyée à personne, loin derrière la légende.
Dans l’éloignement, nous nous battons pour les promesses divines et les paroles de
Dieu, pour l’olive et le sang divins. Les peuples et les langues de Dieu s’entretuent pour sculpter le souverain des mots divins sur le chemin des paroles divines, sur la terre que Dieu a quittée.

La mer Méditerranée est-elle une identité où se battent les identités, l’espéranto
viendra-t-il après la guerre des langues ? Sera-t-il la promesse d’une langue qui ne
serait pas la langue du sang et de Dieu ? Sera-t-il une deuxième langue où ne se
répandra pas le flux de l’homme, de la terre et de Dieu. Devons-nous attendre que quelqu’un entende l’appel de l’olive, de l’orange et de l’eau, que les peuples se taisent,
que leurs dents soient arrachées par les mots disparus qui leur sont suspendus et qu’ils
se jettent à la tête, que les mots se soumettent, eux qui ne sont pas pétris du sang de la terre et l’huile du ciel. Et puis quoi ? Est-ce que le ciel ne pleure pas du rouge sur la terre des oliviers et des orangers?

Et sur cette mer ancienne, est-ce que des flottes de navires ne se sont pas brisées à sa surface ? Et qui la lavera de ce sang, de cette huile et de ce pétrole ? Est-ce que la Méditerranée n’est pas aussi une langue ensevelie et abandonnée, n’est-elle pas abysses, grottes, profondeurs vides ? N’est-elle pas un autre cimetière ?

La Méditerranée pourra-t-elle avoir une identité sans que les langues la divisent et la partagent ? Il n’y a pas d’espoir, et ce mot est proféré pour que toute chose devienne possible et ne soit pas enclos dans l’ordre du réalisable, pour que les mots puissent prendre leur envol en étant libérés de l’action, du temps, de la conjecture et des références. La Méditerranée n’est plus en mesure aujourd’hui d’être quoi que ce soit et aucun mythe n’y est attaché, voilà notre vœu opiniâtre. En cela, elle ne sera rien et
donc toute chose, elle sera sans ruines et sans débris. Il faut lui trouver un nom afin qu’elle n’en ait plus, en espérant qu’elle soit un vide, un vide dans la mémoire, dans
la langue et dans l’espace, une blancheur absente. Tout cela ne sont peut-être que des justifications du néant selon l’Égyptien Georges Henein. Pas d’espoir, cela est
exactement le mot du commencement.

Le mot du commencement, le mot de l’air, de la poussière et de la liberté, le mot de l’absence et de l’imagination pures, pour que la Méditerranée soit une promesse en
l’air, un oiseau sans but. La poésie aussi est sans fondement.

Traduit par Franck Mermier

* Né en 1945 dans un village du Sud-Liban, il grandit à Tyr qu’il quitte ensuite pour
Saïda, avant de s’installer définitivement à Beyrouth. Il étudie la littérature arabe à l’Université libanaise, puis à la Sorbonne à Paris. Pendant plusieurs années, il s’engage dans la lutte politique, ce qui lui vaut d’être emprisonné au Liban et en Israël. Cette activité le contraint à interrompre son écriture poétique qu’il avait entreprise dès 1968. Journaliste, il anime la page culturelle du quotidien libanais Al-Safir.
De ses recueils, citons : Le Temps à grandes gorgées (1982), Tyr (1985), Visiteurs de la première jeunesse (1985), Critique de la douleur (1987), La Vacuité de cette coupe (1990), Les Cousins de notre regret (1993) et Pour un malade qui est l’espoir (1997).
Poète de l’inconstance et du doute, sa poésie, engagée mais désillusionnée, est une sorte de catharsis pour dépasser ses inquiétudes en reproduisant poétiquement les conditions extérieures qui les engendrent.

À paraître en 2001 en traduction française : Sour ( poèmes, Actes Sud )

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