Les archives de Roland Barthes vont déménager. La nouvelle, qui tient en une ligne, n’a pas détrôné le feuilleton Bettencourt. L’affaire est pourtant moins anodine qu’il n’y paraît en ce qu’elle mêle la conservation du patrimoine littéraire aux affects et aux rivalités. En 1996, Michel Salzedo, ayant droit de l’oeuvre de Roland Barthes, confie en dépôt le fonds d’archives de son frère à l’Imec (Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine). Et au début de l’été 2010, il prend soudainement l’initiative de l’en retirer pour en faire don à la BnF (Bibliothèque Nationale de France). A l’Imec, Olivier Corpet, qui incarne la maison depuis sa création, on est atterré, et son directeur personnellement affecté. Il faut dire qu’au fil des années, des liens amicaux se sont souvent noués avec nombre d’héritiers, d’écrivains, d’éditeurs, d’intellectuels qui lui font confiance. On s’explique d’autant moins cette décision que le fonds Barthes avait été mis en valeur (inventaire, classement, communication, expositions, publications de cours au Collège de France en coédition avec le Seuil…). Alors ? Michel Salzedo fait valoir que lorsqu’il a fait ce dépôt, l’Imec se trouvait au cœur de Paris, rue de Lille puis rue Bleue, et que depuis, il s’est installé à l’abbaye d’Ardenne, en rase campagne, tout près de Caen ; le succès aidant, l’extension du domaine des recherches (édition, littérature, sciences humaines mais aussi théâtre etc) rendait l’émigration inévitable, ce dont on se félicitera à nouveau très bientôt lorsqu’aura été signé le transfert du patrimoine typographique de l’Imprimerie nationale (une collection unique au monde de 700 000 poinçons qui étaient à l’abandon dans un hangar). De quoi faire de l’Imec, inventée à l’origine pour conserver les archives des éditeurs, une grande « Cité de l’écrit ». Un gigantisme dans lequel certains pointent le dérapage d’une vocation, la mission actuelle de l’Imec (conserver l’archéologie de l’oeuvre des grands créateurs contemporains) ayant évolué jusqu’à présenter ces temps-ci une exposition Yves Saint-Laurent qui modifie l’image de l’institution. N’empêche que l’abbaye d’Ardenne est un endroit magique pour les chercheurs ; mais s’il est vrai qu’il en vient de New York et de Californie pour travailler durant des semaines sur les papiers de Jean Genet ou de Michel Foucault,il en est aussi qui rechignent à venir de Paris juste pour consulter quelques lettres. Michel Salzedo a eu également le sentiment d’être en quelque sorte dépossédé de ce fonds si précieux. Mais là n’est pas son principal grief : « Le plus important, c’est la pérennité. L’Imec est une institution privée qui ne peut offrir dans la durée la sécurité de la BnF où c’est très professionnel, sérieux, universitaire». On imagine que l’argument est irrecevable vu de l’Imec. « Et aussi blessant que scandaleux ! Nous ne sommes pas un entrepôt dans lequel on bonifie des fonds en attendant leur sacralisation par la BnF ! Tout cela vérifie l’adage : « Je vous étonnerai par mon ingratitude »» dit Olivier Corpet. Il n’en reconnaît pas moins que d’autres dépôts ont été retirés ces dernières années. Quelques-uns à peine sur plus de 500 : ceux de Pierre Guyotat et de Paul Nizan en raison de la situation géographique (« la banlieue de Caen ” comme disent certains non sans une moue de mépris) pour être transférés au département des manuscrits de la BnF rue de Richelieu à Paris, celui de l’historien Lucien Febvre en direction des Archives Nationales, celui d’Albert Camus à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence car sa fille voulait l’avoir plus près d’elle, celui d’Emmanuel Roblès désormais à la Bibliothèque municipale de Limoges et celui d’Henri Thomas car sa fille souhaitait le vendre à Bruno Roy, éditeur à l’enseigne de Fata Morgana. Et bien qu’un récent procès ait juridiquement vissé les choses entre les héritiers du philosophe Emmanuel Levinas, on s’attend à une vaine offensive pour déposséder l’Imec de ses archives au profit de la BnF. « Autant de fonds valorisés par nous et après… bye bye ! Je peux le comprendre, même si ça rend amer.” Mais pour Barthes, le coup est dur car il était essentiel dans l’ensemble de sciences humaines tant il tissait des liens avec d’autres fonds,comme s’en explique Olivier Corpet :
“Il me semble évident que non seulement l’IMEC serait appauvri par ce départ mais que le fonds lui-même risquerait immanquablement de l’être aussi. La raison en est très simple : au fil des années le fonds Barthes a été mis en relation avec de nombreux autres fonds de l’IMEC correspondant au rapport que Barthes lui-même a entretenu avec ses contemporains (Louis Althusser, Bernard Dort, Alain Robbe-Grillet, Jean Duvignaud, Michel Foucault, etc.) ainsi qu’avec des organismes et des institutions comme les revues Critique ou Théâtre Populaire, le centre de Cerisy La Salle ou encore les éditions du Seuil. Cela a donc créé un réseau d’archives dont les chercheurs sur Barthes peuvent bénéficier.”
Corpet est convaincu que la Bnf n’a jamais admis la création de l’Imec dont elle a toujours cherché à se venger : « A leurs yeux, nous sommes illégitimes, nous sommes de trop ». Ce que dément Bruno Racine, président de la BnF : « D’ailleurs, comme signe de cette volonté d’avoir de bonnes relations, et à la demande du cabinet de Frédéric Mitterrand, nous nous efforçons de trouver dans les emprises de la BnF les surfaces nécessaires à l’antenne parisienne de l’IMEC. » L’ancien ministre de la Culture Jack Lang, qui s’étonne de n’avoir même pas été prévenu par ce dernier, estime qu’à l’Imec, dont il est le président, «on est plus attentif qu’ailleurs aux déposants, on leur offre une assurance scientifique, intellectuel, affectueuse ». Il leur a d’ailleurs donné ses propres archives. « Ce qui est choquant, un ministre de la République se devant de confier ses papiers à une institution publique ! » réagit Jean-Noël Jeanneney, ancien président de la BnF, pour qui elle seule peut assurer la pérennité. Afin de déminer la situation, Jack Lang a écrit à Frédéric Mitterrand dans l’idée de nouer un partenariat sur le fonds Barthes entre les deux institutions, mais Michel Salzedo ne veut pas en entendre parler : « Ma décision est définitive et irréversible ». Le président du Conseil scientifique de l’Imec, Pierre-Marc de Biasi, l’a convoqué le 7 juillet en réunion extraordinaire. Rarement le déménagement de 84 cartons aura soulevé autant d’émoi.
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