Le grand poète palestinien Mahmoud Darwich, est décédé le 9 août dernier. Nous publions ici le dernier entretien qu’il avait accordé à l’Humanité Dimanche. Le village du livre de la Fête de l’Humanité, dont le programme met à l’honneur la littératude arabe, rendra hommage au poète samedi à 17h45.
L’histoire de Mahmoud Darwich ressemble à celle de milliers de Palestiniens, elle épouse celle d’un peuple et d’une terre. En 1948, il a six ans quand sa famille est contrainte à l’exil au Liban. De retour en Israël, l’écriture s’impose pour construire par le verbe quand d’autres détruisent par les armes. Militant au Parti communiste israélien, il est plusieurs fois arrêté et emprisonné pour ses écrits et activités politiques. C’est après son second départ de Palestine, en 1970, que ses poèmes deviennent peu à peu les meilleurs ambassadeurs du peuple palestinien. Refusant d’enfermer son oeuvre dans un simple chant patriotique, il préfère « écrire sur la beauté dans un pays où elle a été mutilée, saccagée ». Rencontre avec une grande voix du siècle, un poète « malade d’espoir ».
HD. Dans Ne t’excuse pas, vous dévoilez la diversité de vos inspirations, les différentes cultures qui vous ont façonné. La question de la multiplicité de l’identité est omniprésente…
Mahmoud Darwich : L’identité ne revêt une importance capitale pour les êtres humains que quand elle est menacée. Et celle des Palestiniens l’est. La pensée sioniste affirme que les juifs sont revenus sur la terre de leurs ancêtres, qui était vide. Cela signifie que nous qui habitons ces terres nous ne sommes rien. C’est pour cela que nous sommes toujours obligés de défendre la légitimité de notre présence. Nous nous sommes fait piéger dans un débat stérile et absurde sur « qui a précédé l’autre sur ces terres » ? Aucune des deux parties ne peut nier que l’autre existe. Nous sommes des Palestiniens, des Arabes, et nous partons de l’idée que la Palestine est plurielle : juive chrétienne et musulmane. Car l’identité n’est jamais figée. Moi-même, je suis né de l’ensemble des cultures qui sont passées sur cette terre. Cette diversité enrichit mon langage poétique. En la dévoilant, je défends notre droit à écrire notre version de l’histoire. Je l’écris avec de l’encre noire et non avec de l’encre blanche…
HD. Votre nouveau recueil est une célébration de la vie et de la beauté. Est-ce une nouvelle facette du poète de la résistance ?
M. D. C’est effectivement un tournant, une renaissance. Quand j’ai composé ces poèmes, je sortais d’une grave maladie. J’ai voulu fêter ce nouvel avenir. Être à l’écoute de la vie, observer ses petites beautés quotidiennes est un moyen de résister à toute la laideur du monde actuel. On nous propose de nous contempler à travers les barrages et les barbelés. L’occupation tend à nous imposer notre propre langage. Mais les formes de résistance sont innombrables : du paysan qui continue de planter ses oliviers au jeune Palestinien qui joue du Chopin, il ne faut pas arrêter de vivre sous prétexte que nous résistons. Cette littérature d’allégresse recèle en elle-même un rejet de l’occupation, car celle-là veut monopoliser la puissance créatrice comme elle le fait avec la mémoire de la terre. C’est dans ce sens que j’en ai eu assez de l’étiquette de « poète politique », même si j’en suis forcément un ! Si le mot engagement a encore un sens, et il doit en avoir un, c’est quand il est volontaire et libre.
HD. Comment ce renouvellement de votre poésie est-il accueilli ?
M. D. Ma propre évolution est parallèle à celle de mes lecteurs. Parfois, il y a des chocs, car ils essayent de dresser un portait définitif de ce que je suis. Mais peu à peu ils ont accepté ma proposition de renouvellement du poème arabe. Et, maintenant, je crois qu’à chaque fois qu’ils viennent m’écouter, ils s’attendent à quelque chose de
nou veau. J’aime que mon public soit jeune, cela signifie que j’ai une existence dans l’avenir. Un poète unidimensionnel n’a pas d’intérêt. Il y a trente ans, on demandait au poète d’être un correspondant de guerre. Aujourd’hui, notre poésie est devenue plus « esthétique », plus ouverte aux autres cultures. C’est une évolution positive, même si elle comporte le risque de la rendre moins populaire. Ces contraintes sont un défi supplémentaire, je ne recherche pas la facilité. Le grand sculpteur est celui qui choisit un rocher difforme et non de la glaise pour créer une oeuvre.
HD. La poésie peut-elle cohabiter avec les formes d’intégrisme qui se développent actuellement ?
M. D. Écrire de la poésie est une résistance politique et humaine à toutes les formes d’intégrisme. C’est une célébration de la vie, une recherche de la paix, à la fois intime mais aussi avec l’autre. Le poète doit être celui qui doute dans un monde paralysé par ses certitudes. C’est la voix qui rassemble les êtres humains. Elle a précédé la religion, la nation et les frontières. En défendant sa propre existence, elle résiste à l’intégrisme, et pas seulement à l’islamisme. Actuellement, plusieurs fondamentalismes s’affrontent : le religieux et le politique. Mais c’est bien le politique qui provoque les fondamentalismes religieux. Ceux-là proposent des réponses très simples à des questions très complexes. Aussi, pour des gens simples, c’est plus facile d’y trouver son bonheur. Ils mobilisent Dieu dans leur combat contre l’autre. Ce qui passe en Irak en est une terrible illustration. Depuis le début de l’occupation américaine, les conflits interconfessionnels ont pris des dimensions tragiques. Quelle horreur pour le monde entier si l’on rentre définitivement dans cette guerre de religion ! Car il ne faut pas se leurrer, celle-là n’existe pas au sens strict, il s’agit bien en réalité d’une guerre économique et politique.
Entretien réalisé par Maud Vergnol
L'Humanité