Henri MeschonnicLe poète, traducteur et linguiste Henri Meschonnic nous a quittés mercredi 8 avril. Notamment connu pour ses traductions de la Bible, mises en scène au théâtre par Claude Régy, il était également un polémiste, défenseur de la poésie et des poètes. Dans le numéro de septembre 1998 du Magazine littéraire, il publiait un texte plein de colère contre les exégètes de Mallarmé, Jacques Rancière et Yves Bonnefoy:«Pour les contemporains, poètes ou pas poètes: c’est toujours le même cliché qu’on se passe en silence, dans une conjonction poétisante, à la pousse-moderne.» En hommage à l’écrivain, nous publions cet article qui témoigne de son engagement pour la littérature.
Libérez Mallarmé

Lire Mallarmé, d’époque en époque, est allé de poétisation en hyper-poétisation. Du Mallarmé de Thibaudet et de Valéry au Mallarmé des années soixante. Une académisation, pour le naturaliser français, du temps qu’il fallait convaincre que c’était, malgré les apparences, un poète français, un poète, pas un fou, et français. Puis l’opposé, pour la poésie comme pensée de l’extrême, subversion radicale, l’absent de tous clichés, au moment même où le révolutionnarisme poétisant, le nietzschéisme littéraire répandait son propre cliché, son autoportrait en Mallarmé, un Mallarmé de l’OEuvre impossible, du Coup de dés et rien que du Coup de dés , de la «disparition élocutoire du poète» trop vite assimilée à la fin de l’auteur, à la mort du sujet. L’ère des structures a eu son Mallarmé.

Trente ans après, ce portrait n’a pas pris une ride, pour les contemporains, poètes ou pas poètes : c’est toujours le même cliché qu’on se passe en silence, dans une componction poétisante, à la pousse-moderne.

Par quoi, commémorativement vôtre, cent ans après sa mort plus jeune et plus vivant que tous nos futurs morts, Mallarmé montre qu’il est toujours stratégique, toujours un enjeu. Comme Hugo, mais autrement. Avec ces mots inusables : « Je préfère, devant l’agression, rétorquer que des contemporains ne savent pas lire » (1).

Car enfin, ces temporaires contemporains ne font rien d’autre que continuer d’opposer la poésie à la prose, comme si la poésie était toute dans les vers, comme s’il n’y avait pas eu Mallarmé, justement. Ou de voir dans l’aventure de la page imprimée du Coup de dés l’acte de naissance d’une poésie-papier, d’une poésie-espace, opposée aux effets de voix d’une poésie oh-râle, comme le son s’oppose à la farine. Ou doctement se demander si la poésie n’est pas une forme morte. Maintenir Mallarmé dans le tout binaire des vers métriques rimés et de la prose - contre les propres propositions de Mallarmé. De toutes les manières, un Mallarmé difficile, poussant même le difficile au sublime.

Ici, l’autosacralisation de la poésie par certains de ses prêtres ne semble pas voir combien son culte est le placage d’une essentialisation venue d’ailleurs. La sublimation de Mallarmé est sourde à la multiplicité des tons chez Mallarmé. Sourde à l’oralité de Mallarmé. A son humour. Sourde à sa simplicité : il suffit de le lire dans la gestuelle de sa pensée.

Mais la componction des dévots de la poésie continue de nous en imposer avec un éponyme de l’amour de la poésie pris pour la poésie. Autre Hölderlin heidegargarisé. Comme disait Eluard, à propos de l’abbé Bremond, dans Premières vues anciennes : « La poésie a presque toujours vaincu les poètes, mais elle n’a jamais réussi à se débarrasser de ses parasites, critiques rapportant tout aux plus petits besoins artistiques et sentimentaux du lecteur. »

Il faudrait, pour ramener non pas à une autre vérité de Mallarmé que celle dont on nous a assourdis, mais à sa multiplicité, plus forte que le faux sublime d’une époque qui n’en finit pas de se survivre, relire, autant que les poèmes, du mineur au majeur, les proses, toutes les proses chez lui, pour réentendre son ironie, sur les « vacants symptômes », le sens chez lui de la farce, dans Etalages par exemple, et son rire, « Sur le chapeau haut de forme », autant que la gravité de la lettre-autobiographie à Verlaine, ou le ton particulier de Conflit - « Fumier ! » - bref, simplement, tout Mallarmé. Y compris sans tronquer les phrases, comme toute une époque a fait, sur « la disparition élocutoire du poète ».

Car c’était grossièrement confondre l’auteur, la psychologie, dont on ne voulait plus, avec ce que j’appelle le sujet du poème, qui est la subjectivation généralisée du langage dans un système de discours. Et c’est, avec ses mots à lui, ce que nécessairement signifiait Mallarmé, quand il parlait de « l’oeuvre pure », puisqu’elle ne pouvait consister que par la « suggestion ». Suggérer , opposé à nommer , dans la réponse à Jules Huret : « évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements ». Et quand il disait, dans Crise de vers : « toute âme est un noeud rythmique », et ailleurs : « toute âme est une mélodie, qu’il s’agit de renouer ; et pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun ». Ce qui ne peut pas être autre chose, n’en déplaise aux abstracteurs de sainte essence, que le sujet du poème, du rythme, du « je me fus fidèle ».

Or, c’est à contre-Mallarmé, dans le « narrer » de Crise de vers , le « nommer » de la réponse à Jules Huret qu’un philosophe, Jacques Rancière, dans son Mallarmé (2), met la poésie. Et il énumère l’un après l’autre trois sens dans un poème. Comme la sémiotique de Greimas y voyait des isotopies. Décidément, la sémiotique continue de ne tenir aucun compte des trois mots de Benveniste posant que les oeuvres d’art sont une sémantique sans sémiotique . Rancière, dans La Chair des mots (3), met explicitement le poème dans le nommer : « Car ce n’est pas en décrivant que les mots accomplissent leur puissance : c’est en nommant, en appelant, en commandant, en intriguant, en séduisant qu’ils tranchent dans la naturalité des existences, mettent des humains en route, les séparent et les unissent en communautés. » Non seulement le suggérer n’y est plus, « ce qui ne se dit pas du discours » ( O.C. ), mais le poème est pris, pour être moderne, dans la pragmatique à la mode, « commercialement ». Or les truismes ne devraient pas faire oublier qu’Austin a classé la poésie dans les « emplois parasitaires du langage » (4). Rancière a oublié. Ou n’en a pas de gêne. Pas plus que de « l’incarnation du verbe » qu’il a comme une hostie dans la bouche. Toujours le corps et la lettre. La vieille théologie qui fait les métaphores de la philosophie. Le Signe, ainsi soit-il. C’est de toute cette messe qu’il faut libérer Mallarmé, et la poésie par la même occasion.

Cette philosophie fait l’importante en agitant l’un contre l’autre les mots de poétique et de politique, sans savoir ce que fait la poétique. Elle ne connaît sous ce nom qu’une néo-rhétorique des figures. Et les mots, les noms, de l’histoire, pour elle, sont ceux de Heidegger. Défaut répandu de latéralisation, chez quelques notoires philosophes d’ici : ils se croient à gauche, ils ont la langue à droite. Double essentialisation. Un activisme péremptoire associe politisme et poétisme. Du clinquant et du simili.

Ce n’est pas la même chose, quand Mallarmé dit le poète « en grève devant la société ». Il tient l’un par l’autre le poème et le politique, autant « l’explication orphique de la Terre » que le rapport, qui a si peu changé, entre poésie et société : « Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain ».

C’est pour pouvoir lire poétiquement un poème qu’il faut libérer Mallarmé, et la poésie par la même occasion, de toute une philosophie qui n’a aucune pensée du langage, et qui se dépose sur le poème, l’enferme dans l’herméneutique, ne connaissant que des questions de sens, seulement du discontinu, sourde au continu, rythme, prosodie. Libérer la poésie de ce qui faisait dire à Derrida - et je n’ai guère entendu qu’on s’en indigne - que le poème est déjà « un événement herméneutique, son écriture relève de l’ hermeneuein , elle en procède » (5).

Surdité au poème, surdité à Mallarmé : c’est la même. Cette régie des philosophismes sur la poésie est intolérable et inepte. Ce que masquent les complaisances du déconstructionnisme. Mais voyez comme elles sont répandues. Dites déconstruire , vous en avez plein l’époque. Crachez, ensuite.

Mais les poètes se défendent mal. Beaucoup, manifestement, croient tirer un avantage de cette essentialisation. Une simili-mallarméisation en a figé certains dans des inclusions sous-syntaxiques, d’autres dans une poétisation mythologisante. Effets-écriture d’une lecture. D’où un double préchi-précha. Le ludique et le goupillon. Ce n’est pas ceux-là qui vont démythologiser Mallarmé .

Le scolaire suit, avec quelque retard, la classe des poètes. Mallarmé ? Ils ont le même. Prisonnier de sa poétisation. A la différence de ce qui a lieu pour Apollinaire ou Eluard, à qui l’école a mis son auréole, mais que des poètes voient de haut. Sans savoir qu’ils sont situés par leur manière de voir.

Les « littéraires » aussi se défendent mal. Démunis devant la filousophie, ils font confiance à tout, les pauvres petits ont troqué la biographie pour la psychanalyse.

Oui, il faut libérer Mallarmé de l’essentialisation qui fait son assomption, le fait apparaître en gloire au milieu de nuées non seulement comme un poète difficile, mais comme le poète du difficile : « le poème difficile », clausule du Mallarmé de Rancière. Non pas pour trouver, l’obscurité dissipée, un poète facile, mais pour débarrasser Mallarmé, et débarrasser la poésie par la même occasion, de cette sottise installée, le couple du facile et du difficile. Pour pouvoir enfin entendre la clarté de Mallarmé, c’est-à-dire ce qu’il a d’unique, dans ce qu’il dit et fait selon son rythme. Comme chaque poète. Le difficile étant le jugement porté par l’incapacité d’écoute du poème comme poème.

Ce qu’à son tour il est édifiant d’observer.

Yves Bonnefoy : « Comprendre Mallarmé a toujours paru difficile ». C’est en le rattachant aux « grandes structures de la pensée archaïque », que Bonnefoy introduit à Mallarmé (6). Le rattachant à un médiévalisme aussi vague que sa conception du moderne, une « vieille pensée », là où pourrait, au contraire, se lire l’utopie d’une pensée du rythme et du sujet qui commence à peine, et qu’étouffe Sa Sainteté le Signe. Avec ses académismes sur le «poème-discours» chez Hugo et les romantiques. Rabattus sur des « effusions ». Autre cliché. Faire payer Hugo pour Mallarmé. Vers l’essence, contre « la langue moderne ». La modernité étant, sans gêne, successivement, un « surcroît du sensoriel sur l’intellection », mixte flou de cartésianisme et de sensation-XVIIIe siècle pour brouillonner un vague sujet philosophique, puis le nietzschéisme de la mort de Dieu. Et voilà Mallarmé « le plus radical des modernes ». Le plus mode ici étant cette cacophonie sur la modernité. Que suit un autre cliché : Mallarmé-l’échec, l’échec de la poésie à trouver « une issue vers une authentique présence ». Avec un beau contresens sur le nommer , la « profération » du mot « rose », par quoi, selon Bonnefoy, Mallarmé « suscite, là devant nous, la rose » - quand seul le suggérer peut faire que « musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets ». Platonisation étymologisée : l’idée - « l’eidos : ce qui se montre ».

Non, puisqu’on l’entend seulement. Sur quoi, autre cliché, qui mysticise Mallarmé : « il s’était avancé dans la nuit de l’esprit humain ». Puis il va « vers une poétique de la lumière diurne ». Mallarmé en allégorie de la nuit et du jour, cette imagerie spiritualiste du Signe. Non monsieur, ce n’était pas la « notion pure », ni le « renoncement ». Dedans-dehors, l’esprit-le corps, l’être et le néant, du son et des « contenus conceptuels ». Ces représentations où les signes comprennent les signes. Et vous voulez approcher la « poétique de Mallarmé » ? Avec ces notions-là ? Suivez le rythme.

Mallarmé difficile ? C’est la parabole du rapport de la poésie au langage dit ordinaire, puisque la poésie est faite « des mots de tout le monde », mais « récrits par un poète » (7). Non un écart à ce que « le Bourgeois lit tous les matins », mais le travail du poème. Daniel Leuwers dénonce « une erreur communément répandue » - « croire que Mallarmé a enfermé un message clair dans une forme volontairement obscure » ( ibid .). Demi-dénonciation d’une double erreur : il n’y a ni « message clair » ni « forme volontairement obscure ». Message, forme : signé Signe. Ni clair ni obscur. Et le « volontairement » lui-même ne tient pas, car le sujet du poème partage avec la réflexion sur le poème la même passion, la même vision-audition, celle de la soumission à sa propre écoute, au même inconnu. En même temps, Mallarmé sait ce qu’il fait, quand il parle de syntaxe, d’incidentes et d’inversions. En ce sens, ce n’est pas un message , pas un enseignement, mais la mise au jour d’un universel. Le paradoxe - l’effet du signe : que cet universel continue d’apparaître comme un secret.

Le Magazine Littéraire
Avril, 2009


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