Poète underground ou prophète exilé, Wadih Saadeh est un auteur hors pair. Son écriture, à la fois poésie et essai, tient de la sagesse zen, de l’absurde et de l’apocalypse. Une réflexion sur le passage dont les repères oscillent entre absence et inertie.
Wadih Saadeh est un poète libanais vivant en Australie et écrivant en arabe. Ses textes traduits dans plusieurs langues européennes sont récemment parus chez Actes Sud/Sindbad en une première anthologie en langue française : Le texte de l’Absence et autres poèmes. La traduction brillante et subtile est d’Antoine Jockey qui nous offre là un travail de haute volée face à l’épreuve double de la traduction d’une écriture résolument unique. Né en 1948 dans le nord du Liban, Wadih Saadeh a travaillé comme journaliste au Proche-Orient et en Europe avant de s’installer à Sydney. Une dizaine de recueils publiés dont le dernier chez Dar al-Nahda al-Arabiyya/Beyrouth nous font, à leur lecture, murmurer : Wadih Saadeh, où étais-tu ?
Parfois j’ai l’impression que les hommes vivent sans corps. Ils continuent de vivre tant qu’ils cherchent leur corps. Et lorsqu’ils arrêtent d’y croire, ils meurent. (…) O Wadih, ce n’est pas beau que tu t’allonges ainsi dans l’éternité sans rêver. (…) La parole vivante était celle du premier homme. Le premier, avant qu’il ne parle.
Salah Stétié fraie par sa préface – réflexion profonde et originale en soi – en amont de cette anthologie un pont vers l’homme tel qu’il apparaît dans les écrits de Saadeh : « L’examen d’un passage, (…) le(s) localisé(s) inlocalisable(s) du décentré », avance admirablement Stétié. Saadeh va à la rencontre du monde et des autres en sa recherche d’un soi éprouvé seulement par sa propre absence, par ce vide fondamental et son poids de douleur. Dans cette longue agonie que seule la mort défait, la poésie de Wadih Saadeh a le désespoir frais et la dignité effroyable. Le spleen et le deuil liquéfient l’être chez ce poète alors que la félicité les fait s’évaporer. Le corps et l’âme tels que repérés dans l’espace-temps qui est celui des humains échappent sans cesse l’un à l’autre et errent, séparés par leur alliance inévitable.
Le plus beau parmi nous est celui qui renonce à sa présence./ Il a boudé le lieu et le temps avec une légèreté qui ne permet pas au lieu de le capturer ni au temps de l’éparpiller. (…) Il n’a pas séjourné suffisamment pour apprendre une langue ou contracter des habitudes. (…) Ceux qui ont séjourné longtemps parmi nous ont laissé des taches sur le tissu de notre mémoire que nous ne savons pas effacer./ Des taches douloureuses, partout sur les sièges, telles que nous ne pouvons plus nous asseoir. (…) Est-ce pour cela que notre vie doit uniquement être un exercice à la beauté du départ ? (…) Nous pourrions être beaux pour quelques secondes./ Mais le plus beau parmi nous est l’absent.
Chez Saadeh, le temps est celui de la quête et l’espace celui de la bouche qui prononce. Dans un calme presque parfait, les éléments se déchaînent. La mort est célébrée comme une possibilité autre d’exister, danser, chanter, dire, retrouver. La mort est l’accomplissement d’un vide perturbateur, porteur de mouvement et donc de vie. Des paysages habités d’insectes, d’arbres, d’oiseaux, mais aussi de maisons campagnardes ou de vitrines longeant les villes, Wadih Saadeh note les textures, les matières et les points d’eau. L’eau est primordiale dans sa poésie et dans son éprouvé des réactions chimiques et alchimiques, des climats intimes et météorologiques. Si certes tout se transforme, tout est en perte continue chez Saadeh et sa poésie incarne la tentative de récupérer les miettes de cette perte. La perte des lieux, des sens, des proches et la perte de soi sont simultanées et réciproques et se font sur le seuil de la langue, ni au dedans ni au dehors.
Ferme la porte/ sinon tu seras l’inconnu qui/ passe à l’improviste devant ta maison/ et disparaît. (…)
Dans ma main un jour tué/ et je voudrais l’enterrer calmement. (…)
L’Histoire témoigne que chaque cellule qui se réveille invente une nouvelle façon de mourir. (…)
Saadeh soutire les noms des déchus, des cadavres et des vivants, à l’anonymat et l’oubli sans pour autant les nommer, mais il les vêt de poésie. Dans ce sens, la « chemise » est une métaphore privilégiée chez Wadih Saadeh. Insigne de l’homme des villes, talisman du quotidien, dimanche de l’ouvrier, la chemise vient signer avec une libération du rythme et des formes chez ce poète un style qui est celui d’une poésie sans façons. Une poésie qui tire sa sagesse de son désespoir et fait dialoguer le Tao, Ionesco, Michaux, Kierkegaard, Ginsberg et Cioran. La vie est un continuel départ crucifié par une interminable attente. Saadeh cultive une poétique de l’inertie qui ne peut s’effectuer que par la pratique du départ jusqu’à l’anéantissement, sans drame, sans apitoiement, mais dans une magnifique discipline alliant ascèse, méditation et catastrophe. Impossible réconciliation, tout échappe à l’homme, sa propre existence et le monde, et la plainte qui en jaillit, cri ou glissements de planètes, est matière poétique. Jusqu’à l’effleurement du rien.
Ce lac n’est pas de l’eau, mais une personne à qui j’ai longuement parlé avant qu’elle ne se dissolve !/ Et je ne cherche pas maintenant à regarder l’eau, mais à récupérer cette personne. (…) Comment peut-on marcher encore lorsqu’on perd quelqu’un ?!/ Moi lorsque je perds quelqu’un, je m’arrête. C’était lui qui marchait et moi je le suivais. J’étais celui qui marchait en lui.
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