Gênes ou peut-être à Turin, un voyageur endormi entre dans la cour d'un palais. Il voit un couple sur un balcon, l'homme est en pleurs, une fête est en train de se terminer. Le témoin de la scène se retourne. Coup de théâtre : la même scène, affectée d'un léger décalage temporel, se dédouble sur un autre balcon, situé juste en face et identique au premier. Deux scènes, d'Yves Bonnefoy, est un récit de rêve, un "récit en rêve" qu'il serait absurde de vouloir résumer puisque le rêve est indissociable de la forme poétique du récit.
Deux "notes conjointes", d'une soixantaine de pages, accompagnent et commentent le texte : le contrepoint qu'elles construisent avec le récit fait tout l'intérêt de l'ouvrage. Malgré le feuillet "prière d'insérer" qui fait croire que le livre s'est composé à partir de circonstances éditoriales contingentes, l'ensemble constitue une architecture particulièrement cohérente et nécessaire : les deux balcons se répondent ; le récit et sa mise à distance critique dialoguent parfaitement. Deux scènes est une véritable leçon de poésie, un processus d'écriture qui se donne à lire en acte, une mise à l'épreuve du travail de simplification du rêve revendiqué par Yves Bonnefoy. On pense à Proust : l'écrivain portant sans cesse un regard rétrospectif sur l'entremêlement entre le biographique et l'écriture.
Tout part d'un lieu, la cour d'un palais italien. Le balcon, comme motif architectural, devient le leitmotiv qui structure l'ensemble du texte. C'est aussi une parcelle de territoire resituée dans une cartographie imaginaire et intellectuelle de l'Italie. Mais le balcon rêvé fait également émerger les souvenirs personnels du poète : le petit enfant reste médusé devant le couple parental qui parle une langue inconnue. La scène primitive freudienne est rejouée ici selon une interprétation plus ontologique que psychanalytique : elle éclaire l'origine du choix de la poésie. Le mutisme du témoin de la scène renverrait à une situation de non-sens angoissante à laquelle est confronté le jeune enfant. Et le poète serait justement celui qui endosse le péril d'un exil et d'une inutilité de la langue pour mieux former l'espoir d'une langue réconciliée avec le réel, pour mieux laisser émerger en lui un désir d'être.
C'est alors qu'Yves Bonnefoy écrit de magnifiques pages sur le patois qu'il entendait enfant ; une langue qu'il ne comprenait pas et qu'utilisaient parfois ses parents : "Le son, si on le perçoit ainsi, en amont de toutes les significations, c'est la bêche qui retourne le sol durci du langage, le levier qui peut renverser des mondes." Mais là où le texte est le plus poignant, c'est quand, sur un fil tendu entre récit en rêve, souvenir intime et analyse critique, le poète fait part de ses doutes : et si le travail poétique n'était que chimère, s'il n'était pas en prise avec la réalité humaine et sociale ?
En énonçant ses doutes, Yves Bonnefoy parvient paradoxalement à rétablir une forme de confiance dans un acte poétique capable de faire surgir des pans de réalité, par-delà l'imaginaire et le rêve. Tel est le pari réussi de ce livre, qui assume la plus totale réversibilité entre récit et écriture critique, et qui procède d'une quête poétique à même les rêves.
DEUX SCÈNES ET NOTES CONJOINTES d'Yves Bonnefoy.
Galilée, "Lignes fictives", 88 p. .
Le Monde
20.11.09