«Le Chant d'al-Andalus» est une anthologie poétique bilingue, arabe-français, publiée récemment dans la belle collection Sindbad des éditions Acte Sud. Retraçant presque huit siècles de poésie arabe dans l'Espagne sous domination musulmane, cette anthologie a été traduite et présentée par Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong, qui ont déjà publié auparavant, dans la même collection, Ors et Saisons et Le Dîwân de Bagdad.
Les œuvres de pas moins de trente sept poètes, dont deux poétesses, sont précédées d'une courte notice bibliographique et situées dans le contexte historique. Afin de saisir l'évolution de la poésie arabe dans le contexte hispanique, l'anthologie a été divisée en cinq grandes parties, qui correspondent aux périodes de domination politique et culturelle des différentes dynasties musulmanes. De la conquête Omeyyade en 711 à la chute de Grenade en 1492 sous les Nasrides, en passant par les dominations des rois de Taïfas (1031-1090), des Almoravides (1090-1145) et des Amohades (1147-1223), la période Andalouse, considérée comme l'âge d'or islamique, a connu une floraison poétique et philosophique. Ainsi des poèmes de « princes ou gens du peuple, courtisans ou soufis, sont convoquées ; les différents genres poétiques sont déclinés à travers leur diversité régionale et leur évolution au cours des siècles ». Il ne faut pas oublier qu'à cette époque la poésie est l'art par excellence, et que le pouvoir du verbe peut introduire le poète dans la sphère du pouvoir, en lui assurant la bourse et la protection du prince. « La poésie est donc un vecteur d'intégration et d'ascension sociales : les poètes de toutes les mouvances et de toutes les ethnies participent à l'écriture de la fresque poétique andalouse » (P.11) précisent les traducteurs dans l'introduction. A l'inverse, le poète peut aussi connaître la déchéance, et parfois même la souffrance de l'exil ou de l'emprisonnement, à cause des intrigues de pouvoir ou des rivalités amoureuses.
A côté des thématiques de la poésie arabe classique qui célèbre l'amour, la beauté, la femme, le vin, le désir, et qui évoque la mort, l'omniprésence des jardins signe le caractère de la poésie d'Al-Andalus et met en évidence l'attachement des poètes à sa beauté :
Quel bonheur que le vôtre, ô gens d'Andalousie !
Ces ombrages riants, ces cours d'eau assoupis,
Ces rivières, ces frondaisons, ces lieux bénis
Ramènent le jardin d'éden en nos contrées.
Par élection, c'est ce pays que j'élirais.
N'ayez crainte, demain, d'entrer dans la fournaise.
Le jardin est ce qui fait la particularité de la période d'An-Andalus dans la poésie arabe. Les parfums et les odeurs, les fleurs et la verdure qu'inspire l'Andalousie allaient influencer la création poétique des siècles suivants. Ce caractère marque jusqu'à nos jours la poésie et les vers chantés, comme dans la musique Arabo-andalouse ou le Chaâbi algérien.
Au milieu de cette beauté, tantôt fascinante, tantôt secrète, religieuse ou profane, donnant cours à l'amour, le poète peut inviter sa dulcinée à une rencontre dans l'obscurité et loin des regards : "Attends qu'il fasse noir/ Avant de me revoir/ Car j'ai vu que la nuit/ Garde mieux les secrets " (p.97), lance la poétesse Wallâda (la seule qui n'ait pas de notice bibliographique) à son amoureux le poète Ibn Zaydûn, avant de le révoquer définitivement pour une histoire de trahison. Si l'Andalousie est le lieu d'inspiration, d'attachement, d'admiration, elle peut aussi générer le refoulement, voir la détestation. Mais l'Andalousie a été chantée avec ferveur et nostalgie à sa perte.
Sur le plan de la structure, si la première période de la poésie d'Al-Andalus reste sous l'influence de de la poésie arabe d'orient, de nouvelles formes vont ensuite voir le jour. Les premières poésies de l'Andalousie islamique ont gardé le caractère et la forme classique de la poésie orientale. Mais les poètes d'Andalousie allaient inventer une nouvelles forme, sur le plan rythmique et surtout au niveau de la rime. Ainsi la poésie Andalouse brise le caractère ancien de la poésie arabe dont un poème, même de mille vers, finit toujours par la même rime. Cette liberté relative, enrichie de la beauté des lieux, marquera à jamais la spécificité andalouse, qui a été une révolution dans la poésie arabe sur le plan du mètre et de la rythmique. En effet, cette nouvelle forme, intitulée le muwashshah, qui signifie l'ornement, l'embellissement, est constituée d’un nombre variable d’hémistiches. Les différentes odes poétiques (muwashshah et zajal) spécifiques à la poésie andalouse ont eu, sans conteste, une influence sur l'art européen des troubadours à l'âge classique.
Il faut malheureusement signaler quelques défauts d'impression des espaces typographiques pour les poèmes en arabe, bien qu'il n'en altèrent pas la lecture. Par ailleurs, la focalisation des traducteurs sur la rime et le rythme, en donnant une agréable musicalité en langue française, a pour revers de la médaille de desservir le sens précis de certains poèmes, en sachant que la description (El-Wasf) dans la poésie arabe ancienne est très importante. Ainsi, les auteurs ont ajouté des mots qui n'avaient pas lieu d'être ou allongé les vers plus qu'il ne faut afin de trouver un équilibre syllabique du poème dans la langue française. Cela a amené à compliquer quelques poèmes par rapport à leur structure et/ou leur sens initial, à l'exemple de ce poème dont nous proposons une autre possibilité de traduction. Ainsi le poème en deux vers en arabe (en réalité ce qu'on appelle un vers en arabe est l'équivalent de deux vers en français) a été traduit:
Sur toi seule, mon regard
S'arrête, comme si l'art
D'une pierre magnétique
Eût mis en pratique.
Je dirige ainsi la tête
En direction de tes pas
Et m'accorde selon toi,
De même que l'épithète
Varie selon les préceptes
Des savants et des poètes. (p.77)
alors qu'il aurait pu être simplement:
Mes yeux ne se posent nulle part que sur toi
On dirait que tu es une pierre magnétique
Mes yeux te suivent dans tes mouvements
Comme l'épithète dans la grammaire et la syntaxe.
Il faut reconnaître qu'une telle traduction, s’agissant de poètes d'univers poétiques si différents et si complexes les uns des autres, est un travail colossal. Et les traducteurs ont produit, dans l'ensemble, une belle anthologie. Celle-ci vient d’ailleurs remettre en lumière toute une poétique qui continue de nos jours d'embellir secrètement l'âme de la poésie moderne.
Sindbad publie également une autre anthologie - seulement en langue française cette fois - intitulée « Éloges du Prophète », que le traducteur Idrîs de Vos a voulu comme un regard historique sur l'image et la place de Muhammad dans la poésie arabe.
Cette poésie combine généralement « les éléments traditionnels du panégyrique (qualités physiques et morales de la personne louangée), l'effusion lyrique de la poésie amoureuses (prologue galant et évocation nostalgique de l'aimé), la ferveur religieuse (récits des miracles) et la quête mystique de l'Homme parfait ». Ce livre retrace donc une poésie qui évoque le prophète des musulmans depuis le VIII me siècle à nos jours en s'arrêtant sur les dates charnières de cette production et sur les poètes qui se sont illustrés par leur nouveauté dans ce domaine.
L’ouvrage propose donc une traduction de la Burda de l'Egyptien Bûsîrî (m.1295) qui a marqué par sa perfection la poésie arabe sur le prophète. A vrai dire, la poésie de ce dernier servira de modèle aux poètes qui lui succèderont pour évoquer Muhammad, dont « Les milles vers » de Nabhâni (1849-1932). Si le prophète n'a pas été chanté par un nombre conséquent de grands poètes, il y a néanmoins quelques figures de la poésie arabe, à l'exemple de l'Egyptien Ahmad Shawqi (1868-1932), qui considérait Muhammad comme le précurseur du socialisme, ou le plus contemporain Nizâr Qabbâni (1923-1998), surnommé le poète de la femme, qui a trouvé dans la figure de Muhammad un certain réconfort.
L'auteur a rassemblé trois types de poésies qui évoque Muhammad, à savoir la poésie panégyrique, Soufi et moderne. Le « prophète dans la conscience des musulmans est la parfaite rondeur en sa tempérance, le parfait à-propos où il place chaque vertu humaine dans ses actions » (p.09). Et la poésie se veut ainsi saisie du mot parfait pour dire l'homme parfait. L'image du prophète est souvent assimilée à la métaphore de la lumière, de la mer et du parfum, afin de rendre compte de ses qualités humaines, lui l'homme mortel parmi les hommes, contrairement à la tradition chrétienne de la prophétie.
Ce livre constitue une bonne introduction pour les lecteurs francophones du regard que portent les poètes musulmans sur leur prophète.
Le Chant d'al-Andalus
Poésie bilingue
Traduit de l'arabe, présentée et annoté
par Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong
Éditions Acte Sud, France, 2011, 370 pages.
Éloges du Prophète
Anthologie de poésie religieuse
Poèmes choisis, présentés et traduits
de l'arabe par Idrîs Vos
Éditions Acte Sud, France, 2011, 140 pages.
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