Littératures arabes. Au pluriel, celui d’une diversité, d’une complexité remarquable. La littérature est là. Elle nous parle, comme le rappelle Tahar Ben Jelloun dans L’Etincelle, révoltes dans les pays arabes, tout récemment paru chez Gallimard.
On a reproché aux intellectuels arabes leur «silence», pourtant ils ne se sont «jamais tus ni résignés à vivre dans le mépris et l’humiliation. Beaucoup ont payé leur engagement par des années de prison agrémentées de tortures et de toutes sortes de privations sadiques. La liste est longue de ceux qui ont perdu leur vie en défendant les droits de l’homme. Leur crime aura été le simple fait de réclamer justice et liberté pour le citoyen arabe afin que l’individu en tant qu’entité unique et singulière puisse émerger et être reconnu. Des livres ont été écrits, la plupart interdits, et peu ont été traduits». Aucun silence donc, notre surdité peut-être ? «Si personne ne pouvait prévoir ce printemps révolutionnaire, on en pouvait lire, ces dernières années, bien des signes avant-coureurs.» Depuis longtemps, la littérature «œuvre», comme l’écrivait Boualem Sansal dans Poste restante : Alger, une Lettre symboliquement datée d’un 1er janvier (2006), censurée par le pouvoir algérien. Elle est une histoire, un témoin, une mémoire tournée vers l’avenir. En dépit des exils, des interdictions, se disent des humanités, et il est frappant de voir, en Irak, en Syrie, au Maroc, en Égypte ou ailleurs, l’islamisme raconté diversement – loin des clichés – et un double mouvement s’opérer.
On rejette la dictature, on moque ce que sont devenues les «révolutions» perverties, on relate les iniquités, en redoutant le fondamentalisme. Pas très éloigné de ce que l’on peut voir aujourd’hui…
La littérature rassemble une réalité riche et diverse, morcelée, elle-même n’a «pas fini de se recenser et de se reconnaître» (Boualem Sansal). Elle est une manière d’«être», donnant à entendre une «présence au monde, l’expérience quotidienne, individuelle et collective, d’un certain nombre de traits communs et distinctifs, constituant ce que l’on nomme l’arabité, mais qui, comme toute expérience, est contraire aux lois écrites dans le marbre».
«Il y a plusieurs façons d’être arabe, parce que les manières de vivre cette identité se transforment et se renouvellent, notamment en fonction du lieu et de l’époque traversée» (Christophe Kantcheff, dans son introduction à Être arabe, recueil d’entretiens de Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar).
Les livres sont là pour dresser des états des lieux tout en construisant un imaginaire, une vision du monde, en arabe, en français, en anglais, en allemand ou encore en néerlandais, écrits par des auteurs maîtres de ce qui fut la langue du colonisateur, ayant choisi de vivre ailleurs, ou contraints à l’exil. À eux de construire des avenirs, d’imposer une voix pour instaurer ou renouer un dialogue.
«Nous nous taisons», regrette pourtant Boualem Sansal. Cette Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes – colère comme le constat d’un présent impossible et espoir comme l’ouverture vers un futur – est un moyen de rompre «l’aphonie». Elle est, comme tous les livres, une manière de penser malgré la censure, d’«être en prison, d’accord, mais la tête libre de vagabonder».
Ailleurs, c’est la résignation qu’on dénonce: «Avec quelle facilité et quelle minceur nous nous procurons ces moi fictifs, trompant le monde et ce que nous aurions pu devenir si seulement nous avions attendu de découvrir ce que nous aurions pu devenir», écrit le Libyen et exilé Hisham Matar dans Au pays des hommes.
En Syrie, également exilé, Ammar Abdulhamid énonçait dès 2002 dans Dérèglements, roman des plus ludiques pourtant, que «ni les Moyen-Orientaux eux-mêmes ni ceux qui profitent d’eux et vampirisent leurs forces vives ne peuvent se permettre d’ignorer l’éventualité d’une gigantesque déflagration au Moyen-Orient. Pour les vrais maîtres du monde et leurs sbires, pour les réels bénéficiaires de la Pax americana, la stabilité est tantôt souhaitable et avantageuse, tantôt répréhensible et dommageable»…
«Le Maghreb et le Machrek ont ceci de commun: l’individu n’y est pas reconnu», écrit Tahar Ben Jelloun (L’Etincelle, 2011), et dès lors l’écrivain, qui rend sa place à la personne, devient subversif. L’alternative entre dictature (ou pouvoir autoritaire, corruption) et islamisme traverse un grand nombre de romans depuis les années 1980. En les renvoyant dos à dos, bien souvent, mais aussi en relatant les itinéraires, les complexités humaines, les désarrois et le besoin d’espoir, les livres anticipent souvent le «printemps arabe», refus de la dictature et contournement de l’islamisme. L’acte d’écrire est déjà une troisième voie.
Mais l’approche, vue de France, doit être modeste. Parce qu’elle est écrite, fréquemment, en français, parce que liens et échanges sont forts et constants, la littérature du Maghreb nous parvient plutôt bien (ou se trouve à portée de curiosité). Il n’en va pas de même ailleurs. De la nouvelle génération égyptienne, par exemple, peu sont publiés en France (Alaa El Aswany, Khaled Al Khamissi), les autres… sont traduits en anglais. Les écrivains femmes sont encore plus mal loties dans l’Hexagone: Seule la presse anglo-saxonne aura relevé que Miral Al Tahawy, pourtant traduite en français, a reçu le prix Naguib Mahfouz en décembre 2010…
Sans même évoquer les censures, les chapes de plomb, qui ont généré des silences apparents, une littérature d’exil (ou des livres publiés uniquement à l’étranger): de cela, nous ne connaissons sans doute que la partie émergée de l’iceberg.
Polyphonies urbaines
Au livre donc de rassembler une réalité morcelée, jamais simple ou univoque, d’afficher des voix intimes et divergentes. Ainsi L’Envers des autres, court et magnifique roman de Kaouther Adimi, jeune femme née en 1986 à Alger, qui vit en France depuis deux ans. Auteur de nouvelles remarquées, couronnées par plusieurs prix, elle livre avec ce roman d’abord publié en juin 2010 chez Barzakh sous le titre Des ballerines de Papicha, paru le 4 mai 2011 chez Actes Sud, un texte puzzle, l’instantané d’un quartier populaire d’Alger («le monde algérois est un tout petit monde, une tasse de café»).
Les douze courts chapitres sont autant de portraits: chacun a pour titre le prénom de l’un de ses «personnages si fidèles» auxquels elle dédie son livre, chacun retranscrit une parole intérieure en quelques pages pour former un ensemble qui mêle les voix, à l’image du «triangle d’images et derniers rayons du soleil sur eau», «les nuages se mélangent, jouent, s’enlacent, fusionnent».
Entrent ainsi en écho les générations, les sexes, les classes sociales, des aspirations diverses, des rêves perdus, une mélancolie et un mal-être prégnants. Certains personnages réapparaissent d’un chapitre à l’autre, silhouette, protagoniste, retour de la même voix mais l’ensemble du texte laisse transparaître que chacun demeure un mystère pour les autres: vivre ensemble, parfois sous le même toit, ne signifie pas forcément se connaître et se comprendre. Dans L’Envers des autres, les voix s’additionnent en attente d’un sens. Certains espèrent encore, d’autres, comme Sarah n’ont qu’illusions perdues:
«Je n’ai ni passé, ni avenir, juste un présent interminable qui s’étire comme un chewing-gum à cinq dinars. Un présent fait de toi et uniquement de toi (son mari devenu fou). J’ai l’impression que passé et présent sont noués. Je n’arrive plus à situer les événements dans le temps. Les années s’empilent les unes sur les autres, se désintègrent, se marient…»
Mêmes mélanges, mêmes bifurcations et sentiers, dans Ce que Tunis ne m’a pas dit, de Kaouther Khlifi, qui débute sur un moment incertain, «à cette heure ni chien, ni loup» d’une journée d’automne. «Je me console de l’irrésolution du temps. Le ciel est lui aussi rompu aux errements», à l’image de «ces générations dont le système de représentation du monde n’a pas eu le temps de fixer ses deux pieds du même côté. Il a autant manqué de résistance que d’audace. De ces générations qui peuvent désormais se payer le luxe de ne rien avoir dans le ventre, de ne pas savoir ce qu’elles veulent, quand par chance, elles savent au moins ce qu’elles ne veulent pas».
La narratrice se laisse porter par ses errements dans la ville, elle trouve son identité dans cet espace urbain en constante métamorphose, «Je suis une fille de la ville». «Il est des matins où j’emprunte les rues de la vie, promenant à la fois une physionomie enfantine, une inconscience adolescente et un âge adulte. Je marche dans les rues, qui me marchent sur les pieds... » Elle entre en quête d’odeurs, de lumières, de bruits, de cris et de mouvements qui sont le tissu d’une cité, là un «nombril à l’air», là «un voile sur la chevelure»: «Tunis est rencontre, voyage, rêve et retrouvailles», multiculturelle, polyphonique, «elle a l’accent oriental par-ci, un bon français par-là».
Elle dit la ville comme strate d’histoires successives, «terrasses étendues aux pieds de ces immeubles hérités d’une France d’autrefois», comme flux de paroles et de mouvements, «L’Avenue farde tant bien que mal les viscères de la ville en éternelle agitation dans le noir des ruelles secondaires qui y versent perpendiculairement», «L’Avenue est chargée d’Histoire et d’histoires. Elle est comme un tableau de mosaïques, englouti par la terre à des endroits, dépoussiéré par les vents à d’autres. Elle ressemble à sa mémoire. La beauté est interrompue, les formes discontinues, le temps suspendu».
Il n’est aucun fil narratif réel dans ces pages, somptueuse errance poétique et verbale, comme une ligne de «fuite en perspective». «Tunis n’est pas qu’un centre-ville. Ce n’est pas une cité, ce n’est pas un quartier, ce n’est pas un coin du monde. C’est là où l’on peut encore avoir quelque chose à dire, quelque chose qu’on a oublié de dire en d’autres temps. Ou alors une légende à entretenir. C’est là où l’on peut encore transformer ses ratages en gloires, ses tas de connaissances en intellectualité, ses délires en art, son inconscience en héroïsme, ou sa laideur en beauté.»
Diversités et polyphonies sont les maîtres-mots de ces littératures plurielles qui affichent un Dedans, Dehors sans les contraindre à une opposition, pour reprendre le titre d’un roman de Sophie Bessis. La virgule est un pont. Publié dans la collection «Éclats de vie» d’Elyzad, le texte débute sur une citation de Ionesco, comme un programme littéraire et politique: «La seule société vivante est celle où chacun peut rester autre au milieu de ses semblables.» En effet, parole prophétique du dernier chapitre de Dedans, Dehors, «le printemps s’achève à peine». Il s’ouvre.
Voyages
Comment dès lors dire des pays où se côtoient des religions, des ethnies, des cultures différentes, où les disparités sociales sont immenses, raconter le dévoiement des révolutions d’antan, et réhabiliter l’individu? Les trois premiers volets de la série de huit articles que nous vous proposons dans les jours qui viennent, n’auront pas été de trop pour aborder les stratégies d’écriture… Ce volet 1, introductif, pose le constat d’une polyphonie fondamentale, l’illustre de ces récits de villes, foisonnantes, labyrinthiques.
Le volet 2 se focalise sur les immeubles: «Comme nombre de dirigeants arabes, il a confondu le pays et sa maison», écrit Ben Jelloun à propos de Moubarak. Les écrivains, eux, considèrent depuis longtemps la maison comme un lieu où se pose la question du territoire, de l’intimité et de l’ascension sociale, jusqu’à faire de l’immeuble ou de la demeure le personnage central d’un roman.
Enfin, le volet 3 montre que, pour dire cette diversité, ce foisonnement d’histoires, de lieux, de voix, les écrivains, dans la lignée de Naguib Mahfouz, ancrent leurs récits dans des lieux restreints: rues, impasses, cafés, taxis. Le microcosme concentre l’espace narratif pour mieux déployer une polyphonie.
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