Mohamad Kheir

Traduction de Suzanne El Lackany

Mohamad KheirEn un fol instant
Nous nous sommes appuyés tous les deux
Sur la grille du jardin
La peinture n’était pas encore sèche

Il n’y a pas si longtemps
Je suis passé par là
D’un regard
J’ai vu la trace de nos corps
Dans le fer
Qui était brillant
Ce jour qui était nôtre …
Ne va pas imaginer du mal :
On a repeint la grille
Plusieurs fois
Après cette fois …

Mais je perçois toujours notre empreinte
Pourtant.

Oubli
Sur les étagères de la cuisine
Tu m’as laissé
Toutes ces boîtes
Sur lesquelles tu as collé
Tes étiquettes
Et ta grande écriture
Me dit les noms de chaque épice
Clairement, doucement,

Je savais
Que cette tendresse
Me fera mal
Un jour

Mais j’espère toujours
Qu’un certain avenir
Rendra les peines
Moins douloureuses
Et nous permettra
De choisir les sentiments
Qui nous correspondent
Sur des étagères
Qui n’ont pas de mémoire

Toutes ces boîtes
Dans ma cuisine
N’ont pas diminué
— Maintenant encore —
D’un atome de poivre.

J’ai oublié
Que j’oublie toujours
De me servir des épices.

Collectionneurs
d’illusions
Les verrous
Ne protègent pas les portes vraiment
N’empêchent pas les voleurs

Seulement
Ils sont les gardiens de la quiétude

Les ventilateurs
Ne fabriquent pas de l’air
Ils utilisent l’air présent à l’entour

La prudence
N’est qu’un subterfuge bon marché
Pour tromper l’insomnie

Les passants dans la rue
Portent des sacs invisibles
Où ils rassemblent
Toutes les petites illusions qu’ils trouvent
Avant qu’elles ne soient écrasées par les camions.

Suites
De ton balcon
Tu verses le passé
Comme l’eau de la lessive

Les souvenirs
Sont immortels

Et l’eau
Le ciel la reprend
Pour la répandre sur nous encore une fois

Si le souvenir ne brouille pas tes yeux de larmes
C’est la pluie qui va te mouiller.

Comme si rien …
Vers là où tu appartiens
Nous sommes allés ensemble
J’en suis revenu seul

Cela
J’en suis sûr
Est meilleur pour moi

Car ainsi
Rien ne m’amenait
A commettre l’adieu
Sur une terre qui m’appartient
Ou entre des murs
Qui m’épient chaque jour
Et ainsi
Je peux continuer
A leurrer le lit
Et le téléviseur
Et le balcon

Et les persuader que ton absence
N’est que provisoire.

Certains vont nous croire
Il serait bon
D’embellir les souvenirs
Avec des oiseaux

Légers, colorés,
Qui n’occupent pas un champ
Plus grand que l’espace d’un gazouillis
Gais — comme un enfant — dans un espace vaste

Disons que les oiseaux
Etaient toujours là-bas
Sereinement
Dans l’angle de l’amour
Qui nous a accueillis
Et que les oiseaux
Chantaient
Dans les instants de silence
Qui font renaître.

Mais oui, mentons
Tombons dans ce péché
Malgré notre histoire certifiée
Par les images en photo
Les appareils photographiques
En tout cas
Voient mal,
Leurs lentilles
Ne voient rien à part ce que nous voyons.

A égalité
Ils se partagent la solitude :
Le voyageur
Et le quai de la gare

Et aussi :
Le malade
Et le lit de l’hôpital

Le mendiant
Et le mur de l’école

La veuve et ses souvenirs

Et aussi :
L’insomnie
Et le plafond de la chambre

La terreur
Et la douleur de la poitrine

Le cendrier
Et les bouts des cigarettes
Et le marc des feuilles de thé
Dans un balcon étroit
Qui donne sur une rue
Où il n’y a pas une personne
Qui ne participe pas
A cette solitude collective.

La force du ciment
Les rues
Qui ne supportent pas l’amour
Nous ont chassés
Vers les maisons

Nos maisons se touchent
— Malgré la haine —
Par la force du ciment

Les fenêtres
Brillent sur les façades
Comme des larmes suspendues

Les balcons
Ici
N’ont pas pris goût à la pluie
Il n’est donc pas étrange
Que soient desséchés
Sur les balustrades
Les pots des plantes,
Que les vases
Dans les salons
Soient devenus des sépultures pour les roses.

Une fête secrète
De la porte entrouverte
S’évadent
Des airs de vieilles chansons françaises
Qui racontent
Les créatures de sa nuit.

Une cheminée
A moitié avivée par son énergie
Des murs colorés
Des rideaux verts
Un livre ouvert
A plat, sur ses cuisses unies

Son dos est reposé
Sur des matelas de coton
Brodés de fils colorés
Et elle est sereine …

Elle ferme les yeux
Et un pâle éclairage
Tombe
— Comme on s’y attend —
A gauche de la scène

On aurait dit
Qu’elle est dans un tableau
De la Renaissance
S’adonnant à des pleurs silencieux
Parce qu’elle le veut librement.

Né au Caire en 1978, Mohamad Kheir est poète, nouvelliste et journaliste. Il a déjà publié 3 recueils de poèmes : Leil kharégui (nuit externe) en dialectal égyptien, en 2002, Paranoïa en 2008 et Hadaya al-wehda (présents de la solitude) en arabe classique en 2010, le tout aux éditions Merit au Caire. Il a aussi publié un recueil de nouvelles intitulé Afarit al-radio aux éditions Malameh en 2008. Kheir a écrit de nombreuses chansons pour de jeunes artistes en Egypte et au Liban, comme Ziyad Séhab, Yasmina Fayed, Fayrouz Karawya et Donia Massoud.

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