1- Balcon
La résonance des muscles métalliques de la nuit, le vacarme des jours purulents, les balles perdues du jour et de la nuit, la cendre: c’est ce que nos bouches aussi connaissent. J’ai démarré un jour de ce point qui, maintenant, roule vers le point voisin où un homme, accroupi à la manière d’un mendiant, lâche un torrent d’injures, sans viser personne apparemment. Boit un hymne de larmes dans un verre cassé, pleure sous un balcon où s’est retiré une femme, jadis mon amante, danse sur la braise, sur les mélodies d’une flûte et sur les débris de verre, tandis qu’elle guette la caravane des soupirs qui se rend à sa vulve, et m’offre, au réveil, une coupe de vin et des herbes extraites des profondeurs… Elle répète : « Une cohorte de blessures bourdonne dans mon cœur »…
«Sur les lèvres aussi, des roses de sang s’ouvrent à l’aube», clame un crâne qui délire dans un bar. Derrière ses lunettes, la momie ordonne aux bouteilles vides d’aller traîner dans les poubelles. Tout reste calme, jusqu’à nouvel ordre.
2- Lieux
Dans une rue à l’écart
un visage familier s’accroît en m’attendant
Dans une banlieue proche
une tribu célèbre la messe de son remords
Sur le champ de bataille
de nombreuses victimes sont tombées
sous les sabots du crépuscule
Dans ma mémoire
des villes reçoivent pluies et tristesses
Dans une forêt
une femme embrasse un loup impotent
A la terrasse d’un café
des squelettes rient aux étoiles
Dans une masure abandonnée
Je dors ravalant mon cri
3- L’œil
Le verre plein
du sel de la nuit
Nous l’avons ingurgité
un peu plus vite
que la fièvre
Puis ton œil qui répand
du baroud épais
sur des couleurs
qui furent
celles de mon œil
Il y a des lunes dans l’espace de notre maison
Elles pulsent
et envoient du sang
dans les artères de l’air
« Elles étaient des cœurs, dis-tu
du temps où les épis de l’amour
écoutaient le délire du soleil »
« Et maintenant
que nous devons partir, sache
que ce sont les yeux des antilopes
qui vont nous secourir sur le pont
le pont que nous allons traverser
un peu plus haut que la fièvre »
« N’oublie pas
puisque nous allons partir
de prendre les couteaux d’or
car sur notre chemin
il y a une montagne silencieuse
qui amasse le souffle des moineaux
et lance sur les marcheurs de nuit désarmés
les yeux des crimes »
« Regarde
Ce sont les perroquets
s’échappant de tes pas
qui composent avec des grains de collier
une sonate sur les difficultés de la parole »
La danse est certes plus facile
mais le cœur de la musique
est lourd du sel de la nuit
Et le musicien ?
Sont venus des médecins
spécialistes de l’œil
du talon et de la gorge
Ils l’ont ligoté, pendu
à des cordes
vocales
Ses pieds pendent, pendent
se rétractent, se dilatent
Ils accordent
le vent de l’est
4- Éternité
On dirait l’éternité
portée entre les serres d’un aigle
tout ce blanc
ensanglanté
Comme si j’étais le prolongement vivant
d’une tempête
au sombre dessein
Me couvrirais-je de la soie du soleil
Et tendrais-je l’oreille
à cette rosée qui miaule
dans les prunelles de la lavande
Suivrais-je la brise
jusqu'à son berceau
en ce jour plus vert
qu’une catastrophe
ou resterais-je dans cette chambre nettoyée
sauf des sangs du dimanche ?
5- Partance
Lorsque le sang du crépuscule
a coulé sur mon front
le frisson de l’instant aveugle
m’a parcouru
Mes mains se sont retirées
de l’enfance de l’Or
et mon visage s’est mis à voyager
sans relâche
vers le foyer de la douleur
6- J’étais un des héros d’Homère
Je veux que la brise
reste élégante
que la cavale soit exacte
au rendez-vous
et m’emporte
dans la direction de son choix
Je veux pour distinction
un fleuve accroché à ma poitrine
car hier je me suis vu en rêve
bravant Achille
comme dans l’Iliade
A dire vrai
je ne tiens à rien de tout cela
car je suis maintenant calme
Seuls mes yeux
sont violents
7- Souvenir
Je devais être présent
à la réception
supporter toute cette dureté
moi qui n’ai jamais dit au ruisseau :
tais-toi
qui devais battre monnaie avec les nerfs de mon front
pour me payer le sommeil
et ne voyais dans les rêves
qu’un arbre d’eau
où le moineau se noie
et s’éteint la braise du vent
Lève-toi pour te présenter
à la réception
a dit mon père
car l’un de nos aïeux
s’est embarqué
au port
des trépassés
8- Lettre à moi-même
Je suis sur la berge d’un fleuve
Le ciel est couvert
par le hurlement des sirènes d’alarme
sur une planète quelconque
J’entends aussi des craquements
dans mes os
semblables aux battements ténus d’un tambour
Au milieu du fleuve apparaît le poisson
dévoreur de noyés
Sur la berge d’en face, une femme se déshabille
Voilà qu’elle nage sur le dos, jouit
à hauteur des genoux
Elle se dirige vers moi puis fait demi-tour
Elle hésite, hésite encore
Les eaux du fleuve en sont furieuses
Leur colère fuse en lames
qui atteignent beaucoup
de petits oiseaux
Dois-je rester sur cette berge
infortunée ?
Un oiseau passe devant mes yeux
Il pâlit, pâlit
Peut-être a-t-il peur des lames
Peut-être se souvient-il de l’arbre
qui a donné refuge
à son premier
amour
Dois-je rester ici
à l’écoute des craquements
émanant de mes os ?
9- Si j’avais
« Ah ! si j’avais un cœur
en mon cœur… »
Vraiment, ô Abu Nowass
un cœur premier qui puisse s’envoler
fraternellement avec les oiseaux
souffrir
se tordre
se désintégrer
et un deuxième pour veiller sur moi
me débarrasser des armées de l’insomnie
m’empêcher de gaspiller mes sourires
formés par les taches
de la lumière
de porter mes pas
vers ce précipice se maquillant
devant moi
un cœur qui me retienne d’éparpiller
les instants de ma révolte
sur le sommeil des herbes
10- Innocence
L’homme qui durant de longues nuits
s’avançait dans les recoins du jardin pâle
n’a pas volé les décorations de la lavande
et n’est pas celui qui coupa le nez
à l’air
Pourquoi l’ont-ils donc traqué
Maintenant il se cache dans une caverne
que protège la clameur des fourmis
ne la quitte que sous contrainte
et alors il sillonne un désert
sur lequel les morts font flotter
des linceuls
frémissants
Mais rien à craindre pour lui
quand il a faim
il se met à la table de la brise
et si les aigles le pourchassent
il peut s’amalgamer
à l’écume
Rien à craindre pour lui
il a une tente
où se reposent les apôtres du vent
quand ils sont
fatigués
11- Astre
Astre tapageur
au dessus de ma tête
astre suant pluie
noirâtre, remplissant mes cruches
de la douleur des herbes de l’angoisse
des moineaux
mais mes mains sont heureuses
le vin leur ayant chuchoté
le chant
de son enfance
12- Surprises
Sur le palanquin du délire
s’allonge la sœur de l’écume
Depuis que je fus foudroyé
par les éclairs de son corps
depuis que je me suis épris
des jardins suspendus
à ses tresses
la pluie ne cesse de me surprendre
chaque fois que je m’endors
et c’est pourquoi mes rêves grouillent
d’arcs-en-ciel
13- Ce ciel
Ce ciel est dément
Il ne cesse de mâcher
les fruits de sa mélancolie
et il jette leurs noyaux
Ce sont nos crânes métalliques
dans les lacs du remords
14- Conte
Le plus bel oiseau du soir
jette aux nuages
les cendres de son cadavre
car il y avait, dans la forêt
des roses qui gazouillaient et chantaient
et les voilà qui croupissent
prisonnières
au fond
des yeux
des loups
15- Perplexité
Je ne tendis de piège à nul oiseau
je fis un petit somme à côté d’un arbre
et le rêve de l’oiseau
s’implanta bien en dessous
des racines
de cet arbre
mes rêves à moi
sont éparpillés dans les puits
il y a même un œil qui parcourt
le contour de ce zéro
que mon souffle a dessiné
je continue mon chemin escarpé
et si je trébuche et tombe
le rire me remettra debout jusqu'au
nuage que ma mère avait confié
au ciel des orphelins
je continue mon chemin ardu
et ne me tourmente guère
si mes pieds rebelles
déterrent les triangles
leur hérissent
les plumes
je ne prête, non plus, la moindre attention
à mon image même
qui commence à trouer le miroir
que puis-je, d’ailleurs, faire de toutes
ces cordes
qui vont pendre de tels trous
moi qui vis un ruisseau se faufiler
à travers une fente dans un rideau
et dis ׃Il se met à l’abri…
et de quoi peut rêver
un oiseau…
que peut l’arbre
après que la pluie
a été reportée
et où est mon chemin
maintenant que la lumière
se dissimule
dans le tréfonds
de l’Or
- Le poème « Balcon » est traduit de l’arabe par Mohammed El Amraoui et Catherine Charruau.
- La traduction des poèmes 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, et 9, est d’Abdellatif Laâbi.
- La traduction des poèmes 10, 11, 12, 13, 14 et 15, est de Moubarak Ouassat.
Source :
Moubarak Ouassat, Un éclair dans une forêt, Editions Al Manar, Paris, 2010.