Pour Mediapart, l’écrivain et scénariste syrien Khaled Khalifa (auteur notamment en 2008 d’Eloge de la haine, publié en France chez Actes Sud), qui vit la révolution depuis Alep, sa ville natale, et Damas où il réside la plupart du temps, livre son analyse sur un mouvement qui, «différent de celui des années 1980, s’est véritablement transformé en révolution au cours du mois d’avril». Entretien.
Khaled Khalifa, comment vivez-vous les événements actuels qui se déroulent en Syrie? Les jugiez-vous prévisibles?
Je vis depuis longtemps à Damas. Aujourd’hui, toutes les villes syriennes ont besoin que nous vivions dans leur cœur et d’être dans le nôtre. Durant les dernières semaines, Deraa, assiégée, est devenue la capitale de la Syrie au sens symbolique et métaphorique. C’était ensuite au tour de Homs et des autres villes révoltées.
Je défends le droit de mon peuple à la démocratie, j’observe de près le processus de changement dont je peux témoigner effectivement. Pour la première fois depuis 40 ans, la société syrienne commence à briser le mur de sa peur. C’est comme si elle se regardait pour la première fois : peur de l’avenir et, en même temps, assurance de s’y diriger. Depuis le départ de Moubarak, j’attendais la révolte syrienne, mais je ne pouvais imaginer quelle forme elle prendrait, ni le lieu où elle se déclencherait.
De France, la comparaison avec la Tunisie semble évidente, l’est-elle également de votre point de vue? Outre le type de régime, les deux sociétés vous paraissent-elles proches? L’issue pourrait-elle être la même?
Les conditions dans toutes les sociétés arabes sont plus ou moins similaires. Nous y retrouvons la pauvreté, la répression, l’interdiction de faire de la politique ou de participer aux décisions, l’hégémonie des appareils sécuritaires sur la vie des gens et, bien sûr la complicité entre la corruption et le pouvoir, la tentative de détruire, de tuer les classes moyennes. La Syrie et la Tunisie se ressemblent beaucoup. En ce sens, les dirigeants arabes manquent d’imagination et reproduisent les méthodes de répression traditionnelles où prédomine le mépris total des revendications populaires.
A la différence des autres régimes arabes, le pouvoir en Syrie se distingue pour avoir employé imperturbablement les mêmes procédés depuis 40 ans. Ajoutons à cela la place géopolitique de la Syrie, qui laisse beaucoup de cartes entre les mains du régime. Aussi, le régime a trouvé quelques points de rencontre avec la révolution égyptienne, tunisienne et yéménite. Il n’a pas suivi le régime libyen ou irakien, malgré leur proximité. La situation particulière des Syriens leur a fait créer une forme originale qui ne ressemble à aucune autre, fondée sur la destruction du régime pas à pas, et qui exprime leur amour pour la paix et pour la société civile. Je ne crois pas qu’il existe d’organisateurs ou de manipulateurs de cette révolte, sinon la conscience intuitive d’une société civile qui se transformera rapidement en une structure organisée, capable d’engendrer des mécanismes de résistance intérieure pour vaincre, sans pour autant reproduire le modèle irakien ou libyen.
Votre dernier roman évoque un affrontement entre l’islamisme radical et le despotisme étatique. Comment s’articule-il avec ce qui se passe actuellement en Syrie? Cette opposition vous paraît toujours d’actualité?
Les circonstances sont très différentes de l’époque du conflit des années 1980. Il s’agit actuellement en Syrie d’une véritable révolution. Je me dois d’éclaircir certains points.
Dans les années 1980, la majorité des Syriens désiraient que l’Etat ait le dessus sur le parti des Frères musulmans, aussi, la victoire n’était pas la leur. Elle a constitué néanmoins le point de départ d’une crise où les Syriens ont été châtiés pour avoir soutenu le pouvoir et pour n’avoir pas adhéré aux thèses des intégristes, et de nombreux civils ont été sauvagement assassinés à Alep et à Hama. Le conflit a débouché sur un Etat sécuritaire qui a confisqué tous les droits, le régime a fait sentir à la société syrienne qu’elle était entièrement fautive, la parole a été interdite et le peu de liberté a été confisqué aussi. La vie en Syrie s’est figée depuis la fin des années 1980.
Ce n’est que le 15 mars 2011 que les Syriens ont découvert leur stagnation. Le plus étrange, c’est qu’ils ont découvert aussi l’immobilité de leur gouvernement qui continuait d’agir comme par le passé. Tirer sur les manifestants, faire croire à l’existence de bandes qui tuent les manifestants ont causé une grave scission dans la société au cours des deux premières semaines de révolte. Mais, depuis, la société a évolué rapidement, brûlant les étapes, alors que ses revendications pour un avenir meilleur montaient de plus en plus. Le régime est terrifié par cette idée, il ne peut que se recroqueviller sur lui-même, en constatant qu’il n’existe pas au monde de «régime de nécessité», lorsque le peuple sort dans la rue, exigeant son entière et totale liberté.
Au cours des premiers jours de la révolution, j’ai écrit sur ma page Facebook –seul média disponible actuellement– que j’espérais qu’aucun autre écrivain ne soit amené à écrire un autre roman du genre de l’Eloge de la haine, je continue à l’espérer semaine après semaine, mais le choix sécuritaire, dur et répressif, dont use le régime pour mater les manifestations me fait penser que nous écrirons d’autres romans de ce genre dans l’avenir.
Le mouvement qui embrase le monde arabe ne marque-t-il pas la fin de cette alternative longtemps promue par l’Occident et les régimes en place: soit l’islam radical, soit le régime despotique en place?
Parfaitement! C’est la fin de nombreuses notions que les pouvoirs arabes avaient vendues pendant longtemps à la communauté internationale. Il s’agit de l’islam extrémiste et des guerres civiles que les régimes despotiques ont promu pendant longtemps. La simple réalité prouve que les peuples arabes sont tournés vers le futur alors que leurs régimes appartiennent au passé. Les machines de l’Etat se sont arrêtées dans tous les pays arabes, aussi, les révolutions étaient devenues une nécessité indispensable. Les peuples de plus de vingt pays arabes aspirent à faire partie du monde, à discuter, à rêver, à édifier la civilisation universelle. Pour la première fois, nous découvrons notre politesse, notre respect de la loi et de notre culture, comme nous découvrons l’arrogance des dirigeants arabes, criminels et ignorants. Tout observateur qui connaît un tant soit peu l’histoire arabe pourra constater que les Arabes sont en train de pénétrer avec force dans l’espace humain, que les pouvoirs arabes le veuillent ou non.
Quel rôle la littérature peut-elle jouer dans une période de profond bouleversement comme celle que connaît actuellement le monde arabe? Peut-on la concevoir, comme c’était le cas en France au cours des années 1960 par exemple, comme un vecteur d’émancipation?
Les circonstances des révolutions arabes sont très différentes comparées à la nature et à la culture des sociétés européennes. Nous savons bien que nous n’allons pas inventer une nouvelle démocratie, mais c’est la première fois que nous, Arabes, nous nous libérons pour de bon du colonialisme ottoman. Pour la première fois, nous sommes assis autour d’une même table et nous discutons nos conditions de vie, malgré nos différences idéologiques. Pour la première fois, nous admettons le droit à la différence de nos points de vue. Nous testons de nouveau les concepts de culture et de démocratie. Pendant les dix dernières années, la littérature a porté l’idée de déconstruction de l’individu, le roman arabe s’est retrouvé face au démantèlement d’un ensemble de concepts collectifs, comme la religion, les mœurs et la culture ancestrale. Pour la première fois, l’idée de l’autre est mise sur le tapis, non comme un envahisseur ou un comploteur, pour la première fois, nous sommes sortis de la dissertation vers la narration et cela ne peut être mené que par la littérature.
Ce que les gens de ma génération ont fait a contribué quelque peu à déconstruire la culture collective et le langage totalitaire. L’intérêt de cette littérature, c’est qu’elle est intégrée dans sa société sans en être étrangère et sans abandonner les causes essentielles qu’elle défendait. Nous ne parlons pas de lacs et de montagnes alors que notre peuple est engagé dans une lutte pour la démocratie depuis de longues années. Nos élites payent ces combats de leur sang, par l’exil ou l’emprisonnement. Je communique avec de nombreux amis de par le monde et je leur dis de ne pas s’étonner de voir la nouvelle décennie devenir l’âge d’or du roman.
Considérez-vous que, comme le cinéma ou les programmes diffusées par les chaînes satellitaires, la littérature, par la langue, mais aussi les thématiques abordées, donne aujourd’hui toute sa plénitude à un monde arabe qui peine à exister politiquement depuis la décolonisation?
Les chaînes satellitaires arabes ont grandement contribué à répandre la culture de la révolution, elles ont rappelé à l’esprit des citoyens leurs droits politiques, elles ont joué le rôle d’un catalyseur positif. Mais les émissions n’abandonneront pas leur rôle quotidien de documentation et ces révolutions ont besoin d’un arsenal artistique sérieux pour être consacrées.
Pour la première fois, nous publierons des revues qui transgressent les tabous sans peur, chose qui replacera la culture au sein de la société, non comme acte prohibé, mais comme appel au dialogue. Nous discuterons sans peur, nous apprendrons à connaître nos différences, loin de la culture de la traîtrise. Le sang versé dans la révolution syrienne prouvera que nous sommes un peuple courageux qui mérite de vivre. Les scandales des chefs arabes qui sont tombés à ce jour nous ont donné conscience que, depuis longtemps, nous sommes dignes d’avoir une meilleure politique, que nous avons droit à de vrais gouvernants, meilleurs que ces criminels pilleurs des richesses du peuple. Je dois ajouter que nous, écrivains et intellectuels arabes, nous faisons porter à l’Occident une part de responsabilité pour avoir soutenu autant les dictatures arabes pendant un demi-siècle de connivence politique. Nous espérons que ce soutien ne se poursuivra pas, car cela signifierait que les révolutions iraient se propageant vers d’autres parties du monde pour compenser ce déséquilibre.
La mort de Ben Laden représente pour nous le début du recul de l’islam extrémiste, bien que la part de responsabilité des pays occidentaux et des États-Unis dans sa promotion n’ait pas encore été élucidée.
Nos sociétés se réveillent, les écrivains et les artistes ne seront plus jamais étrangers dans leurs patries, ce sont eux qui mèneront le changement. Faire tomber les têtes de leurs dirigeants ne signifie pas qu’ils ont réussi à changer leurs sociétés. Nous sommes conscients que la route est longue, qu’il faudrait beaucoup plus de travail pour faire tomber le régime. Le rôle des artistes, des écrivains et des intellectuels commencera justement à partir de ce point, vers un changement profond. Nous sommes conscients que l’implication du peuple dans nos projets culturels et que la vie au sein d’une démocratie en marche sont mille fois plus difficiles que de vivre sous un despotisme stable, surtout que ce dernier garde encore ses griffes et ses crocs.
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