Roland Barthes part pour la Chine du 11 avril au 4 mai 1974 en compagnie de François Wahl et d’une délégation du groupe Tel Quel, composée de Philippe Sollers, Julia Kristeva et Marcelin Pleynet.
Les voyageurs suivent l’itinéraire préétabli des occidentaux visitant la Chine dans les années 1970 (visite d’usines, rencontres, spectacles…), «protégés» de tout contact avec les Chinois. Barthes regrette aussitôt l’absence d’imprévu, de «pli» ou d’« incident» (ce qui tombe dans le « tissu des jours »).
Au retour de ce périple qui a conduit les voyageurs de Pékin à Shanghai, de Nankin à Xian, Roland Barthes publie dans Le Monde du 24 mai 1974 le texte Alors la Chine ?, repris l’année suivante par Christian Bourgois. Le même éditeur publie aujourd’hui trois carnets inédits de Barthes : vision distanciée et attentive aux détails, couleurs et paysages, menus événements, évoqués avec humour ou sympathie.
Philippe Sollers revient sur ce voyage, fait au côté de Barthes.
- Aliocha Wald Lasowski : Le regard que Roland Barthes porte sur la Chine témoigne-t-il d’un intérêt identique, partagé et croisé, entre la Chine et le Japon ? Eprouve-t-il, comme vous, au contact de la Chine « cette passion pour tout ce qui touchait à la pensée, à la poésie, à la peinture et à l’histoire de cette civilisation», pour reprendre votre expression dans Passion fixe ?
Philippe Sollers : Bizarrement, je ne crois pas. Barthes s’est intéressé au Japon. L’Empire des signes contient des ouvertures éventuelles vers la Chine, mais je ne pense que sa civilisation, sa pensée, sa poésie, sa peinture l’aient beaucoup intéressé. Quand nous y étions en 1974, je me souviens très bien, lorsque nous croisions un car de Japonais (il y avait alors très peu de touristes étrangers), nos guides nous demandaient immédiatement si nous voyions bien la différence entre les Japonais et eux, ce qui, pour moi, sautait aux yeux ! Mais peut-être que pour un occidental classique, tout cela est vite noyé dans la notion d’Asie. La Chine, c’est trois mille ans d’histoire, le Japon, beaucoup moins, c’est moins profond, moins intéressant. La passion de la Chine, c’est vraiment moi.
- A propos de Barthes et l’Orient, vous écrivez, dans Un vrai roman qu’à la fin de sa vie, Barthes « se rapprochait de plus en plus du bouddhisme ». Barthes pouvait-il se sentir proche d’un moine zen ?
Dans La Chambre claire, les allusions sont très précises. Mais là encore, nous sommes du côté japonais, du côté de Kyoto. Barthes trouvait là une issue à ce qui lui répugnait dans la civilisation occidentale, c’est-à-dire le « Vouloir-Saisir ». A la fin de sa vie, nous nous voyions souvent, nous étions très amis. Il était de plus en plus fatigué du bavardage – du « babil » - qui l’entourait, comme des sollicitations de l’animation culturelle. Il voulait voir si une « vie nouvelle » ne pouvait pas surgir pour lui, après la mort de sa mère, qui a été un évènement décisif, comme le montrent les pages absolument émouvantes et déchirantes du Journal de deuil…Donc, le bouddhisme, oui. D’éducation protestante - rien de catholique chez lui -, Barthes n’était pas du tout attiré par une spiritualité occidentale.
- Lors de vos dernières rencontres, quels étaient vos centres d’intérêt communs, vos sujets de conversations ? Aviez-vous des projets d’écriture ensemble ?
Barthes avait une puissance d’ennui considérable. Pourtant les dîners avec lui étaient passionnants, nous avions beaucoup de choses à nous dire, notamment à propos d’un projet d’encyclopédie. Barthes me disait souvent, après le texte magnifique sur les planches de l’Encyclopédie, qu’il faudrait y revenir. Je crois l’avoir fait en partie avec La Guerre du goût et Eloge de l’infini, qui sont des encyclopédies en quelque sorte. C’était un projet actuel et brûlant. Comme nous entrons dans un monde saturé d’ignorances, la nouvelle façon de regarder l’archive, qu’il s’agisse de la culture mondiale ou française, s’imposait dans nos conversations… Mais Barthes était alors dans un deuil profond. La mélancolie surgissait. Vous verrez à quel point son Journal de deuil souligne qu’il ne peut se confier à personne sur ce qu’il appelle non pas « le deuil » – notion trop psychanalytique – mais « le chagrin ». C’est aussi présent dans La Chambre claire, l’un de ses plus grands livres. Tout Barthes est dans la photo de sa mère, dans le jardin d’hiver.
- Quel est le Barthes qui compte le plus à vos yeux ?
Je retiens pratiquement tout, notamment les livres publiés dans ma collection. On s’est beaucoup amusés lors de sa polémique avec Raymond Picard. C’est moi qui ai publié sa réponse, Critique et vérité. D’autres livres ont suivi, très importants. Le Sade, Fourier, Loyola est ne vieillit pas. Le S/Z, consacré à Sarrasine de Balzac, non plus. Il y a aussi ce livre magnifique, l’Empire des signes, il y a La Chambre claire.
- Barthes note à votre propos que si Gide « produit l’image stable du mouvant », Sollers « empêche l’image de prendre ». De son regard sur votre oeuvre, peut-on revenir à Barthes écrivain ?
On a peu perçu à quel point Barthes était un excellent écrivain, avec une oreille très sûre. J’ai publié ses textes dans Tel Quel. Il m’a défendu à plusieurs reprises, lorsque j’étais l’objet d’attaques virulentes. Ce qui a donné ce petit livre, pour moi très précieux, Sollers écrivain, où il y a sur ce que j’écrivais alors des choses fines, essentielles. Il s’agissait d’un cours au Collège de France consacré à l’oscillation, où Barthes confronte les sincérités successives de Gide et mes combats acharnés contre la pétrification dans l’image. On m’accuse d’être médiatique, mais Barthes a compris tout de suite la volonté de la société de tout transformer en image. C’est un combat sur deux fronts, l’écriture d’un côté et la lecture de l’autre. Ces deux arts sont en train de disparaître.
On assiste de façon spectaculaire - le mot « spectacle » s’impose - à la destruction systématique du savoir-vivre, du savoir-lire et donc du savoir-écrire. Quelqu’un qui sait lire (c’est-à-dire mémoriser, comprendre, lire à haute voix, entretenir la faculté critique de la lecture) devient une rareté. Voyez mon roman Les Voyageurs du Temps, dont l’axe est tracé dans le sens de ce drame. Drame, en effet. Le premier texte que Barthes a écrit sur moi porte sur un livre de jeunesse, Drame, auquel je tiens beaucoup. C’est une longue analyse, dans la formulation d’un livre d’éveil, comme s’il s’agissait chaque fois d’une naissance, d’une naissance qui dure. Cela a trait au temps, et Barthes était un ami dans le voyage du temps.
A la fin, son projet d’aller vers Proust, voire même Stendhal, nous a rapprochés davantage. On est restés très amis jusqu’au bout. Sa mort m’a bouleversé. On en trouve des traces à peu près partout dans ce que j’ai écrit. Barthes, oui, est une des grandes amitiés de ma vie. L’amitié impliquant aussi l’admiration.
- Si le texte sur le Chine dessine un paysage éthique, souvenir d’un temple, d’une atmosphère, d’un visage, dans quel « paysage » Barthes est-il heureux ?
Il le dit souvent : Barthes était heureux chez lui, à Urt, ou lorsqu’il était pris dans une lecture intensive. Et puis dans cet amour extrêmement profond pour sa mère. Heureux aussi dans l’amitié, qu’il pratiquait au plus haut degré de discernement et de finesse. Cela ne l’empêche pas d’avoir une vue critique sur ses amis, y compris sur moi d’ailleurs (on le voit dans les appendices du Voyage en Chine, où il trouve que j’en fais un peu trop et que je finis par l’agacer, mais je savais pourquoi à l’époque je faisais ça !). Lui-même avait un très fort désir de savoir ce que je pensais : je me rappelle des correspondances où je lui dis, notamment, mon sentiment à propos de S/Z, livre magique pour moi.
Barthes est un écrivain. C’est-à-dire quelqu’un qui fait attention à la moindre phrase, qui a de l’oreille, du goût, qui se divertit de façon agréable, en dessinant et en peignant, comme il l’a fait aussi. On retrouve là le souci esthétique, disons asiatique, mais plutôt japonais, toujours. Grand goût, grand lecteur, sachant se déplacer dans le présent (j’en suis la preuve) comme dans le passé (voyez ses grands textes sur Proust ou Sade). Et, appuyée sur cette écoute particulière, ce qu’il appelait aussi l’écriture, parce qu’il trouvait que le mot « style » était un peu passé de force, mais enfin cela revenait à ça : Barthes avait un style, reconnaissable entre cent autres, dès qu’il écrivait trois phrases.
J’insiste aussi sur la voix, sur la façon de parler. Sa voix me manque. C’était une voix très posée – Le Grain de la voix, c’est quand même un titre de lui ! -, celle de quelqu’un qui était dans la musique, qui jouait, qui écoutait. La littérature est très proche de la musique - ce que la plupart des gens ne soupçonne pas.
- Dans Les Voyageurs du temps, vous écrivez : « Vous n’écoutez plus de la musique, vous ne lisez pas de la littérature, la musique et la littérature se pensent en vous. » Quelle est précisément cette proximité de la littérature et de la musique, que vous partagez, Barthes et vous ?
Moi-même, je crois avoir une excellente oreille. Etre écrivain, c’est être habité par la musique. Entre Barthes et moi, nos goûts ne coïncidaient pas forcément. Pour lui, c’est Schumann ou Fauré. Pour moi, Bach, toujours Bach, de plus en plus Bach. L’important est d’aimer quelque chose. Barthes aimait « à fond » Panzéra, par exemple, qui me laisse plutôt indifférent. Pour moi, le surgissement de merveilles, c’est Cécilia Bartoli dans ses interprétations révolutionnaires de Vivaldi. Nos goûts n’étaient pas les mêmes. Il y a beaucoup plus de femmes chez moi.
- Barthes demeure-t-il à vos yeux résolument moderne ?
La modernité consiste aujourd’hui à être extraordinairement méfiant avec ce qui se déclare abusivement contemporain, en brouillant les cartes. D’où le projet d’encyclopédie : les classiques sont modernes, et les modernes sont classiques. Si un moderne n’est pas classique, ça ne va pas. S’en tenir aux classiques de façon académique prouve qu’on n’est pas capable d’en voir la force absolument moderne, que ce soit Racine, la marquise de Sévigné, Proust ou Saint-Simon.
Ce que Barthes a souligné de plus en plus, en vieillissant, ou en rajeunissant plutôt, c’est la force de la transmission à travers le temps. Souvenez-vous de sa célèbre formule : « Tout à coup, il me fut indifférent d’être moderne. » Il avait raison. A ce sujet, il n’y a pas eu du tout rupture entre nous. Moi-même je me suis efforcé de montrer en quoi les classiques sont modernes, et les modernes classiques. L’exemple massif, en peinture, c’est Picasso, ou Watteau, ou Goya. Résolument modernes et résolument classiques, oui, ils le sont.
- Revenons sur ce voyage en Chine : quel souvenir en gardez-vous ?
Ce voyage a été pour Barthes une épreuve. Il s’ennuyait, il n’avait pas tellement envie de voyager à l’époque. Ses notes et ses carnets le disent bien. Pour moi, au contraire, c’était exaltant, ce périple déclenchait une émotion très vive, moins sur le plan de la ritournelle politique, comme on l’a trop dit, que pour la découverte intense des paysages, du lieu même chinois. Les corps chinois m’ont tout de suite interpellé avec une grande force. Je me demandais tout le temps, à Pékin ou à Shanghai, ce que serait la Chine dans vingt, trente ans. Nous y sommes, pratiquement ! Moi, j’allais faire du vélo dans Pékin. A Shanghai, je descendais voir les gens extrêmement silencieux, des milliers, qui à six heures du matin faisaient du Tai Shi suan (la gymnastique traditionnelle).
L’avenir m’a paru être tout à fait chinois, notamment en observant les chinoises. Avec Barthes, nous avons assisté dans un stade bourré de monde à un match de volley-ball entre l’Iran et la Chine. L’équipe masculine iranienne a vaincu l’équipe chinoise, puis ce fut au tour des sportives iraniennes. Elles sont arrivées bruyantes et agitées, et les chinoises, restées muettes et concentrées, les ont écrasées. La disproportion du match hommes-femmes était intéressante, la Chine a beaucoup à nous dire sur ce plan-là, et sur plein d’autres.
C’est l’époque où j’apprenais le chinois. J’en ai fais deux ans, pour comprendre un peu. Au-delà ce qu’on a appelé le maoïsme, il s’agissait bien plus de comprendre comment fonctionne cette merveilleuse civilisation.
- Voyages dans l’espace, voyages dans le temps. Quel est le rapport de Barthes au temps ?
Barthes n’était pas dans le piège d’un temps tombé du ciel. Il ne faut pas oublier qu’il a commencé par Brecht, par une phase marxiste assez forte. Il a donc une vraie connaissance de l’histoire critique, en allant de plus en plus vers ses propres découvertes à savoir, simplement, que la bibliothèque était en grand danger. Comme a dit Spinoza, « l’ignorance n’est pas un argument ». On peut écrire cela en lettres de feu.
Les textes de Barthes sont vivants, d’une grande honnêteté, et, j’y insiste, l’effet de cette honnêteté est politique. Politique au sens noble et aristotélicien : un effet de bonne lecture, de bon raisonnement, déclenche immédiatement une conséquence politique, pas là où on l’attend forcément. Rappelez-vous ce mot de Stendhal : « Tout bon raisonnement offense.» Après tout, c’est cela qui a choqué, lorsque Barthes s’est emparé de Racine : la logique de raisonnement, la possibilité d’un regard profond sur la provenance d’un texte, sur sa modification dans le temps, la nouvelle lecture qu’on peut en faire… Immédiatement, la Sorbonne s’est soulevé, les querelles entre les anciens et les modernes sont redevenues d’actualité. Mais le moderne, qui était vraiment classique, c’était Barthes. Pas le classique académique. Tout ça se passe avant 1968, avant l’explosion de l’université. Une certaine façon de s’endormir avait fait son temps. Le réveil a été brutal, et, à maints égards, exagéré.
- Vous évoquez mai 68. Qu’est-ce que ça a représenté pour Barthes ?
Ca l’a bousculé, il n’a pas été hostile. Avec Tel Quel, on s’est beaucoup agité à ce moment-là. Si 68 l’a dérangé dans ses habitudes, Barthes a considéré que ce n’était pas une si mauvaise chose. 68, c’est surtout une transmission de générations. Je crois même que Barthes a repris un slogan du Quotidien du Peuple à l’époque de Pékin : « Nous avons besoin de têtes brûlées et pas de moutons. » Pour le qualifier, je reprendrais volontiers la formule d’Orwell, parlant de lui-même : « C’était un anarchiste conservateur.» Avec décence, avec ce qu’Orwell appelle magnifiquement la décence ordinaire. Barthes est un esprit antitotalitaire, très sensible à tout ce qui pouvait donner des signes de fascisme.
- Dans le dernier numéro de L’Infini, vous publiez un texte intitulé Vérité de Barthes, où vous soulignez qu’il n’y a pas de grands mots chez Barthes, car « toute la force de la démonstration est dans la description apparemment neutre »…
Mais oui, c’est Les Mythologies ! Tout est vrai dans ces trésors mythologiques. Rien n’a vieilli. L’abbé Pierre, le magazine Elle, …
- Peut-on dire que le voyage en Chine vaut pour lui-même, pour la Chine elle-même, mais peut-être aussi comme un dégagement des contenus qui empoissent, une sorte de désengagement qui, précisément, peut se retourner en forme inédite de l’engagement ?
Il y a un écrivain qui n’a pas l’air d’avoir été engagé et dont vous découvrez qu’il l’a été au suprême degré, en fait beaucoup plus que Sartre, c’est Mauriac ! Prenez le livre de son journal et de ses mémoires politiques, sans parler des bloc-notes, vous êtes absolument étonnés, et en plus ça se lit formidablement, parce que c’est plein de talent. Donc, l’effet engagé, Barthes l’avait très bien senti : il avait horreur de ce qui poisse, ce qui glue, ce qui retarde, ce qui pèse, tout ce qui bavarde au lieu de dire quelque chose. Dire vraiment, c’est cela être engagé. La littérature engagée est une très mauvaise littérature, dont Barthes a fait la critique. On est aussi antifasciste que l’on est antistalinien, spontanément, si l’on peut dire. C’est une question, encore une fois, de sensibilité, de corps et de goût.
On pourrait reprendre à propos de Barthes cette belle formule de Voltaire, contre toutes les vulgarités, d’hier et d’aujourd’hui : « Pourquoi a-t-il toujours raison ? C’est parce qu’il a du goût. »
Oui, « anarchiste conservateur », ce mot d’Orwell convient à Barthes. Orwell aura été en britannique, ce que Barthes aura été en français, mais, notez-le bien, dans ce français du Sud-ouest, où l’on retrouve ces esprits éminents, Mauriac, Montaigne, La Boétie, Montesquieu, Roland Barthes.
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