Devoir de mémoire, devoir de présent
Samedi 27 décembre 2008. Dans le décembre finissant de l’hiver parisien, un poète regarde les arbres de sa fenêtre, divague sur leur beauté, regrette ceux qui ont été arrachés … Dans la même journée, ce poète, Tahar Bekri, apprend à la radio les premiers raids israéliens sur Gaza, c’est le début de l’opération plomb durci. Tout précipite, s’accélère, se délite à ce moment précis.
Ainsi commence Salam Gaza, récit de l’urgence et de l’indignation pour dire l’horreur d’une guerre déclarée le 27 décembre 2008 et achevée quelques trois semaines plus tard, le 18 janvier. La bande de Gaza n’est alors plus qu’une étendue de dévastation et de mort. Bilan de ces atrocités : Plus de cinq mille bléssés, et quelques mille quatre cents morts côté palestinien, treize tués côté Israélien.
“Mardi 30 décembre. J’écris blessé, meurtri, en colère. Encore un malheur qui frappe le monde arabe. Le monde ne bougera pas le petit doigt. Le Hamas est une cause perdue d’avance. C’est contre lui que la guerre est déclarée, non contre la population, affirme l’armée israélienne. Les morts des civils, femmes et enfants, alors? C’est virtuel?...Je me sens terriblement impuissant à crier mon indignation. L’armée israélienne continue ses raids, bombarde, tue par dizaine…”
Salam Gaza est un récit autobiographique. Dans ces carnets, Tahar Bekri décrit jour après jour la violence militaire israélienne que rien ne semble pouvoir arrêter. Il y énumère aussi des données qui concernent la Palestine: “plus d’un million et demi de Palestiniens vivent dans la bande de Gaza, dans une densité démographique des plus élevées au monde…Occupée depuis 1967, la bande de Gaza a été rendue aux Palestiniens, en 2005. En 1988, lors du congrès de l’OLP à Alger, les Palestiniens, pas tous il est vrai, ont reconnu l’Etat d’Israël. L’OLP a même accepté, à cette occasion , de se suffire de 22 % des 47% des terres de la Palestine tel que cela avait été décidé par les Nations Unies en 1947…”
En choisissant ce genre littéraire, l’auteur ancre volontairement son récit dans le réel, lui donne un cadre très concret dans lequel viennent se loger témoignages, mails, lettres, déclarations, appels, poèmes …Le texte est tout à tour argumentatif, informatif, descriptif, lyrique, épique, poétique. Cette mosaïque sert à dénoncer une des plus grandes catastrophes humanitaires et politiques de notre temps, à mener le lecteur au coeur de cette prison à ciel ouvert mise à feu et à sang où tentent désespérément de survivre une population brisée, humiliée, assiégée. Il s’agit aussi de donner de la visibilité à un conflit très peu montré par les médias, d’une part parce qu’Israël empêche les journalistes d’entrer à Gaza, d’autre part parce que la Palestine souffre d’une sorte de superficialité médiatique tandis que “la propagande israélienne est, elle, d’une redoutable efficacité”. En effet, “L’agressé”, écrit Tahar Bekri, “devient l’agresseur, le spolié menaçant…Massacre après massacre, les Israéliens se présentent dans les médias comme des amoureux de la vie, présentent les Palestiniens comme des donneurs de mort. Toute critique d’Israël est assimilée à de l’antisémitisme…Toute mise en question du nationalisme sioniste, même contesté par des juifs, à travers le monde, est synomyme de haine des juifs.”
Et pourtant les sociétés civiles du monde entier se mobilisent, les réseaux se mettent en branle, des milliers de citoyens descendent dans les rues des grandes capitales, échangent leurs points de vue, expriment leur désarroi et leur solidarité aux Palestiniens, appellent à adopter des sanctions pour faire pressions sur Israël. De hauts fonctionnaires exposent ouvertement leur position, comme le professeur Richard Falk, rapporteur spécial des droits de l’homme des Nations unies pour les Territoires palestiniens occupés et professeur émérite de droit international à l’université de Princeton. Celui-ci avait décrit un an avant la guerre la situation de Gaza en ces termes : “Est-ce une exagération irresponsable que d’associer le traitement des Palestiniens aux pratiques d’atrocités collectives des Nazis ? je ne le crois pas. Les récents développements à Gaza sont particulièrement inquiétants parce qu’ils expriment de façon frappante une intention délibérée de la part d’Israël et de ses alliés de soumettre une comunauté humaine tout entière à des conditions de la plus grande cruauté qui mettent en danger sa vie…”
Parfois le ton se fait ironique, mais pas moins indigné pour autant, comme cette lettre du député grec Théodoros Pangalos accompagnant les trois bouteilles de vin qu’il retourne à l’Ambassade israélienne à Athènes qui les lui a envoyées pour les fêtes de fin d’année : “Cher Ambassadeur”, dit la lettre “…J’ai malheureusement noté que le vin que vous avez offert a été produit sur les hauteurs du Golan. J’ai toujours su que l’on ne doit ni voler ni accepter les fruits d’un vol. Je ne peux donc accepter ce cadeau et je dois vous le restituer. Comme on le sait votre pays occupe illégalement les hauteurs du Golan qui appartiennent à la Syrie, selon le droit International et de nombreuses décisions de la communauté internationale…
Les actions comme celles que les militaires israéliens exercent actuellement à Gaza rappellent les holocaustes de Grecs à Kalavrita, Doxato, Distomo, et certainement dans le ghetto de Varsavie”.
Le langage poétique se fraye lui aussi un chemin dans cette sinistre chronique d’une guerre annoncée. L’envolée lyrique, la transcendance des mots est certainement la plus appropriée pour dire l’innommable, la dimension tragique qui engloutit Gaza jour après jour. Les poésies de Mahmoud Darwich , Tristan Cabral, Marylin Hacker, et bien sûr celles de Tahar Bekri traversent et nourrissent comme une sève le terreau de ces carnets. Leurs mots évoquent un monde arabe régulièrement ratrappés par “les crocs de l’histoire”, ils témoignent d’autres horreurs, renvoient à d’autres auteurs, comme le massacre de Sabra et Chatila raconté par Jean Genet. Sont également rapportés ces propos surprenants du poète israélien Jonathan Geffen qui nous apprend les origines de l’expression plomb durci : “A cet égard”, écrit-il “quoi de plus troublant que de découvrir que le nom du pogrom que nous sommes en train de commettre est tiré d’un poème de Bialik, Plomb durci, le “poète des pogroms.” Haim Nahman Bialik (1873-1934) composa pour la fête de la Hanouka une comptine dans laquelle il est question d’une toupie en plomb durcie . “Honte sur vous, militaire”, poursuit Geffen “si après ma mort vous decidez de baptiser l’une de vos opérations en vous inspirant de mes poèmes.”
De l’enfer de Gaza, d’autres témoignages parviennent via internet comme la lettre du professeur Salma Ahmed du Centre culturel français qui raconte le massacre des civils, les destructions d’hôpitaux et d’écoles, et les bombes au phosphore, “la nouvelle arme d’Israël” qui “brûlent les maisons et les corps”. Mais rien, aucune vérité révélée, aucun mot, aucun cri, aucun appel ne va arrêter la boucherie de Gaza. Pas mêmes les déclarations des juifs, israéliens et non, qui s’insurgent contre le drame des Gazaouis. Lorsque les bombes se taisent l’écrivain Jean Moïse Braitberg écrit à Shimon Peres pour lui demander d’effacer le nom de son grand-père à Yad Vashem. “…malgré l’évidence criante de l’injustice faite au peuple palestinien depuis 1948”, écrit-il “malgré les espoirs nés à Oslo et malgré la reconnaissance du droit des juifs israéliens à vivre dans la paix et la sécurité, maintes fois réaffirmés par l’Autorité palestinienne, les seules réponses apportées par les gouvernements successifs de votre pays ont été la violence, le sang versé, l’enfermement, les contrôles incessants, la colonisation, la spoliation.”
“La guerre contre Gaza”, première partie du livre de Tahar Bekri s’achève un peu plus d’un mois après le début des opérations militaire à Gaza, le 29 janvier 2009. Puis le récit se poursuit par un “journal en Palestine” où l’auteur a été invité pour lire ses poésies et rencontrer d’autres écrivains et intellectuels arabes. Tahar Bekri arrive tout d’abord en Jordanie pour emprunter un parcours entravé de frontières qui le mènera, à bout de souffle, à Jérusalem et Ramallah. La Palestine sans les bombes est certes moins terrifiante que l’enfer de Gaza, mais c’est une réalité de frontière, de frustration, d’interdiction, et d’occupation qui, malgré l’accalmie, rappelle à chaque instant le conflit passé, le conflit à venir, le conflit qui couve des deux côtés du mur qu’Israël a dressé entre un tracé arbitraire et des terres qui ne lui appartiennent pas. Territoire rétréci et éclaté, la Palestine s’accroche désespérément au rêve d’un Etat. Un Etat qui ressemble de plus en plus à un rêve avorté.
“Je n’ai que ma plume pour condamner la haine, dénoncer l’injustice, déjouer le mensonge. Je n’ai que ma plume pour désavouer l’arrogance des armes, l’ivresse de la puissance. Le monde ne peut laisser le sang des innocents couler sur les pierres des prières, le monde ne peut se cacher au nom de la culpablité. L’horrible holocauste, mille fois condamnable, abject et monstrueux, ne peut excuser la mort, l’humiliation de l’Autre, l’occupation de sa terre”, implore le poète qui affirmait récemment lors d’une table ronde organisée par la fête du livre du Var: “Contribuer à révéler la vérité, ne serait-ce que peu, est un devoir éthique. ”
Le monde saura-t-il l’entendre?
-
Salam Gaza de Tahar Bekri, Editions Elyzad, Tunis, 2010
babelmed.net