Un peu plus et c'était une trouvaille. Une pépite dans le tamis d'un orpailleur... C'est ainsi d'ailleurs que la nouvelle a été présentée dans la presse argentine : "Un poème inconnu de Borges !" "Un inédit !" En réalité, l'histoire est nettement plus complexe mais, tel un joli conte de Noël, elle mérite d'être relatée.
Tout commence en 1973, à la Bibliothèque nationale de Buenos Aires. Depuis 1955, Jorge Luis Borges dirige cette vénérable institution. Or voici que, revenu d'exil, le général Peron accède une nouvelle fois au pouvoir. Borges n'a jamais montré d'intérêt pour la politique - elle représente pour lui "la forme ultime de l'ennui " - mais il est anti-péroniste. Tandis que sa soeur est mise en prison et sa mère sous surveillance, l'écrivain est conduit à abandonner ses fonctions. En échange, on lui propose un poste... d'"inspecteur d'élevages de volailles" (1) ! Au printemps 1973, Borges fait valoir ses droits à la retraite et s'en va. En partant, il fait don à la Bibliothèque nationale de plusieurs centaines d'ouvrages : les siens.
Qu'advient-il de ce précieux fonds ? Rien. Pendant deux décennies, il sommeillera sous la poussière. Jusqu'à ce qu'en 1992, alors que la Bibliothèque nationale de Buenos Aires quitte la rue Mexico, dans le quartier historique de San Telmo, pour le bâtiment ultramoderne de La Recoleta, on retrouve inopinément ce beau legs endormi. Il faudra attendre encore 2004 pourtant, pour que deux chercheurs, Laura Rosato et German Alvarez, soient enfin chargés de l'inventorier. En défaisant les paquets, en coupant les ficelles, ceux-ci ressuscitent peu à peu la bibliothèque personnelle de Borges : Walt Whitman, Kafka, Dante, Cervantes..., mais aussi Martin Buber, T.S. Eliot, Yeats, Tagore, Stevenson, Juvénal en latin et nombre d'ouvrages sur les mythes, la mystique, les mystères de la création, du Kalevala à la Kabbale en allemand, en passant par une édition anglaise du Bhagavadgita (2).
Même dans les livres des autres, Borges est là. Sous forme de griffonnages, de notes, de commentaires... Et parfois de vers, comme sur une page de cet ouvrage d'histoire de la religion du théologien allemand Christian Walchs. Qu'y voit-on ? Six vers où Laura Rosato et German Alvarez reconnaissent instantanément la main du maître. La nouvelle se propage. Desuniversitaires envoient force courriels de tous les coins du monde. Les journalistes s'enflamment. On leur explique pourtant que le poème n'en est pas un. Juste quelques vers sans suite jetés à la volée au gré de l'inspiration ou de l'humeur. "Dites bien à vos lecteurs qu'il ne s'agit pas d'un poème !", insiste l'écrivain Maria Kodama, qui épousa Borges peu avant sa mort, en 1986, et est aujourd'hui son héritière universelle.
Sur la page en question, Borges, de sa petite "écriture d'insecte", a tracé ces mots : "L'espoir/comme un corps de fillette/mystérieux encore et muet/non encore aimé d'amour/une guitare qui passionnément se meurt et avec un douloureux soulagement ressurgit/et le ciel est en train de vivre la pleine lune/avec le remords et la honte de l'espoir insatisfait et de n'être pas heureux" (3).
Rigueur et abandon
Datées du début des années 1920, ces bribes sont les gammes tâtonnantes d'un poète en devenir. Plus tard, Borges demandera qu'on les supprime. Qu'on supprime tout ce qu'il a "peut-être écrit et égaré" avant 1923, c'est-à-dire avant l a parution de son premier recueil, Ferveur de Buenos Aires. "S'il avait poursuivi dans cette voie (sentimentalisme, poétisation), il ne serait pas le grand poète qu'il a été - mais qui a le droit, comme tout le monde, d'avoir commis quelques essais plus ou moins réussis, note l'écrivain et poète Jacques Ancet. Un grand poète n'est pas lui-même immédiatement. Il se fait... Toutefois, si on veut vraiment trouver quelque intérêt à ces lignes, remarquons qu'on y voit apparaître cette lune et cette guitare qui auront une belle postérité dans l'oeuvre à venir."
L'oeuvre poétique à venir, c'est celle que Jacques Ancet nous présente justement dans La Proximité de la mer. Piochant dans tous les recueils, de Lune d'en face (1925) jusqu'à Los Comparados (1985), Jacques Ancet a voulu montrer ce "mélange très particulier de rigueur et d'abandon" qui fait la poésie de Borges. "C'est quelque chose qui hésite entre le vers bien frappé et la confidence chuchotée, dit-il. J'ai voulu faire sortir ses poèmes du marbre dans lequel les avait gravés Ibarra, mon prédécesseur, qui malgré toute sa virtuosité nous donne une image fausse de cette poésie. A lire ses alexandrins richement rimés, on a l'impression d'entendre un Parnassien égaré au XXe siècle. Les poèmes de Borges ne sont pas gravés dans le marbre, ils sont tracés dans le sable d'un doigt à la fois précis et évasif. C'est cette "magique rigueur" que j'ai essayé de faire entendre."
La poésie. C'est par là que Borges aura commencé et terminé son oeuvre (4). Entre les deux, une éclipse de trente ans, pendant laquelle il composa ses proses mémorables, notamment Fictions. Pour ceux qui voudraient pénétrer plus avant dans son "atelier" et voir la genèse de ses oeuvres, sortent en fac-similé la première et la dernière de ces Fictions, accompagnées de transcriptions en espagnol et en français (5). On y retrouve la même écriture fine, ses ratures, ses repentirs, ses bifurcations. On retrouve surtout la philosophie même de l'écriture à laquelle Borges assignait deux devoirs : "communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement, comme la proximité de la mer". Poésie ou prose, collez ces ouvrages à votre oreille, vous entendrez le souffle du large...
LA PROXIMITÉ DE LA MER. UNE ANTHOLOGIE DE 99 POÈMES de Jorge Luis Borges. Edité, préfacé et traduit de l'espagnol (Argentine) par Jacques Ancet. Gallimard, 190 p.
(1) Jean Pierre Bernés (Le Nouvel Observateur, 5 août 2010). De J. P. Bernés, signalons J.L. Borges : La vie commence..., Le Cherche Midi, 208 p.
(2) Le catalogue de cette collection, Borges, Libros y lecturas, est publié par Ediciones Biblioteca nacional.
(3) Traduction Jacques Ancet.
(4) Pour les hispanophones, signalons Borges poeta, ouvrage collectif sous la direction d'Alfonso de Toro (éd. OLMS).
(5) Tlön, Uqbar, Orbis Tertius. El Sur, adresse de Maria Kodama, introduction et traduction de Michel Lafon, PUF/Fon-dation Martin Bodmer, 274 p.