D'abord, à cause de la neige, on pense à Bruegel l'Ancien, avec ses villageois qui dansent dans la campagne blanche. Ou à La Légende de Gösta Berling, de la romancière suédoise Selma Lagerlöf. Un conte d'hiver, oui : Le Royaume de cette terre, cinquième roman traduit en français de l'écrivain de langue arabe Hoda Barakat, en a l'allure classique, presque surannée. Sauf que nous sommes auLiban, dans les hautes montagnes des chrétiens maronites ; le récit démarre dans les années 1920, à l'époque du Mandat français, et s'achève au milieu des années 1970, à l'orée de la guerre civile.
Un roman historique, alors ? Une parodie plutôt : les histoires ici racontées sont truffées d'erreurs, comme le sont les souvenirs d'enfance et les médisances de village. C'est l'un des coups de génie de ce livre protéiforme, plongée quasi ethnologique d'un écrivain parmi les siens : tout y est véridique, rien n'est tout à fait vrai. On a beau croiser les ombres de Pétain et de Mussolini, celles du président Chamoun ou du général de Gaulle, elles restent floues - simples repères chronologiques. Les seuls visages qu'on distingue, nets et nus, en gros plan, sont ceux des villageois : les paysans, les moines et les nonnes (italiennes), l'institutrice Najibé, le jeune Khalil qui "se soûle à l'arak" et "insulte la Vierge",Martha, qui rêve d'épouser un officier français, l'oncle Schéhadé, parti en Egypteretrouver une starlette, le cousin Hanna, un moins que rien, qui finit par se marieravec la fille d'un marchand d'armes... Les seules histoires qu'on entend, ce sont les leurs : minuscules, monstrueuses, quelquefois lumineuses, mais le plus souvent dures et grises, comme les pierres du Mont-Liban.
Pour les raconter, Selma et Tannous, fille et fils de Mouzawaq - montagnard à la voix divine, dont la mort tragique sert de prologue au livre -, se relaient, déroulant le cours de leur vie et de celle du village comme on le fait de tapis anciens. Dans les guerres picrocholines qui opposent, avec une violence folle, tel village maronite à tel autre, se devinent, arrivant à grands pas, l'explosion générale qui va embraserle Liban au milieu des années 1970. "J'ai essayé de remonter la faille", résume Hoda Barakat, qui a elle-même quitté Beyrouth et les bombes, ses enfants sous le bras, en 1989.
CHAUDRON COLLECTIF
A Paris, elle habite un immeuble modeste de la rue... des Partants. "Mes personnages sont plus ancrés que moi", nous avait-elle confié, il y a onze ans (Le Monde du 21 septembre 2001), après que son troisième roman, Le Laboureur des eaux, lauréat du prix Naguib Mahfouz en 2000, avait été traduit en français (chez Actes Sud, comme tous ses livres). Jusqu'alors, les romans de Hoda Barakat se focalisaient sur un individu ou sur des couples d'individus : Khalil, le jeune homosexuel de La Pierre du rire (1996), le duo déchiré des Illuminés (1999), Nicolas, l'ermite beyrouthin du Laboureur des eaux (2001) ou Wadî, l'amoureux (d'un autre homme) de Mon maître, mon amour (2007).
Dans Le Royaume de cette terre, il y a bien sûr le tandem fraternel de Selma et Tannous. La première déploie toute son énergie pour conjurer le mauvais sort qui menace la famille ; le second, chanteur à la voix extraordinaire, comme son père, est contraint de fuir le Liban, se réfugiant un moment à Alep, où il fera, auprès des Syriens, ces étranges étrangers, son apprentissage d'homme et d'artiste.
Mais c'est le chaudron collectif du village qui est le personnage principal du roman, son moteur - et son fatum ; en l'occurrence, la communauté très fermée des chrétiens maronites, dont Hoda Barakat est issue. Elle en fait un portrait cruel ettendre à la fois, sans concession. "C'est du faux collectif : au lieu des maronites, on aurait pu mettre des Kurdes d'Irak ou des chiites du Liban sud - tous ces micro-mondes fonctionnent de la même manière", explique la romancière en nous recevant de nouveau dans son appartement de Ménilmontant. "Ce livre est dans ma tête depuis longtemps, ajoute-t-elle. Je savais qu'il me fallait vieillir pour pouvoirl'écrire, c'est-à-dire acquérir la bonne distance."
Née en 1952, cette amoureuse de Proust, de Musil et des poètes arabes des IXeet Xe siècles a entendu, petite, sa mère "lire le Coran à la maison", dans leur village du Mont-Liban, prenant ainsi le contre-pied des préjugés antimusulmans de l'époque. Mais la langue arabe de Hoda Barakat n'est pas, précisément, celle - sacrée - du Coran : elle n'y reste pas enfermée. Réinventant l'arabe classique, dont elle joue en virtuose, la romancière a su l'enrichir des particularités locales, ajoutant ici l'accent syriaque, greffant là des mots de "l'arabe des montagnes" libanaises, le mot "neige", par exemple, n'existant pas en arabe classique. Auteur de romans, mais aussi de pièces de théâtre, Hoda Barakat signe, avec Le Royaume de cette terre, l'un des textes les plus radicaux de son oeuvre pionnière.
Le Royaume de cette terre (Malakoutou hadhihi l'ard), d'Hoda Barakat, traduit de l'arabe (Liban) par Antoine Jockey, Actes Sud, 350 p.
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