Abderrahim Elkhassar
Maroc

Laisse le monde descendre à l’auberge des fous

Abderrahim Elkhassar Ne te méfie pas
La barque qui tremble aujourd’hui sous nos pieds dans le fleuve nous mènera demain là où nous le voulons. Les arbres qui nous ont regardés de haut dans le passé pencheront vers nous leurs branches lorsque nous passerons dans le verger. Le soleil qui a brûlé nos pieds lorsque nous traversions le désert sera un simple souvenir en bois que nous accrocherons délicatement au-dessus de la porte.

Crois-moi
Un jour nous atteindrons la terre que nous avons explorée en cachette dans les rêves diurnes, et nous ramasserons notre part de l’or enseveli. N’aie pas peur, il n’y a plus de lion dans la forêt, seulement des singes qui sautent d’arbre en arbre. Les hyènes reviendront à leurs tanières car elles ne sont que des hyènes, et le dragon qui nous effraie sera dévoré par les flammes qui sortent de sa bouche.

Ne désespère pas
De ton corps fin lutte contre la douleur. Avec ta chaussure à haut talon écrase l’angoisse qui sautille dans la chambre. Laisse le monde, ne regarde pas son corps dégoûtant, ne t’intéresse pas à ses cheveux ébouriffés et à ses haillons. Laisse ce monde envieux et banni, laisse-le descendre à l’auberge des fous et viens qu’on coiffe les cheveux de la terre car la pluie les a dispersés.

Raconte-moi
Qui sont ceux-là qui nous ont longuement regardés ? Des passants ou des brigands ? Des humains comme nous ou le voile d’un temple de l’enfer ? Le printemps tape aux fenêtres et aux portes, alors pourquoi portent-ils à la main le feu au lieu de fleurs ?! Tu as intérêt à ne te retourner vers personne. Tiens ma main et emmène-moi à mon ancien village. Fais-moi asseoir là-bas, près de mon enfance et de la cabane en ruine de mon grand-père. Ferme les yeux et laisse-nous écouter le bruissement de l’eucalyptus, je suis las du vacarme de la vie.

Accorde-toi à moi
Je te fabriquerai des boucles d’oreilles de cerises, une couronne d’anémones et une robe des feuilles d’arbre. De grâce tiens-toi debout sur cette colline et laisse tes cheveux voler au vent. Je veux te voir, ô petite-fille des déserts semblable aux femmes des légendes.

Crois-moi
Nous n’allons pas vivre autant que certains arbres, alors ne laisse pas le temps filer de nos cages. Allons bronzer dans les jardins du passé, qui sait ce qui va nous arriver demain. Peut-être les Tatars avec leurs casques arriveront-ils à nos villages ; peut-être emporteront-ils collines et arbres et pilleront-ils notre réserve de blé ; peut-être mettront-ils le feu aux cabanes, aux champs, aux vergers et à nos rêves. Qui sait ? Peut-être la terre s’alourdira-t-elle des péchés que nous avons commis et tombera un jour avec nous dans l’abîme.


Le capitaine aveugle
Dans la cohue des saisons
Je n’ai pas prêté attention à mes pas
Et j’ai posé tôt le pied en automne.
Les ponts que j’ai traversés ne m’ont pas malmené
Mais probablement mon obsession de la forêt.

En plein jour
Les yeux ouverts
Je me suis vu grandir dans mes rêves
Ma taille a percé les nuages
D’un pas j’ai traversé de nombreux fleuves
J’ai lutté contre un nuage qui m’a surpris
J’ai fait signe au soleil et il est tombé
J’ai glissé dans mes poches des arbres et mes mains ont verdi
Et lorsque les embruns du fleuve m’ont sorti de mes rêves
Je me suis vu descendre de la fiction
J’avais tellement rétréci que les pattes des fourmis
Me piétinaient sans pitié.

J’ai mis ma main dans le cratère d’un volcan
Et je suis resté assis à attendre la vibration de la terre.

Je descendrai les voiles des mâts
Et arrêterai la fête dansante
Je me noierai fatalement avec ce navire
Je suis le capitaine aveugle
Je me suis pressé vers la terre ferme
Et j’ai heurté un grand nombre d’icebergs
J’attendrai ici ma mort, calmement
Nul besoin de tempête.
Lorsque l’eau s’infiltrera des fissures du bois
Et que les vagues m’entraîneront dans leur furie
Que ferai-je de l’astrolabe et de la boussole ?
Que ferai-je des cartes et des caisses d’or ?

Malika
Peut-être ton amour avait-il la saveur d’un fruit
Mais ta soudaine absence et la terreur qui a suivi
Etaient douloureux comme le crépuscule sur un village
Comme un village sans arbre
Comme un arbre à l’extérieur d’une forêt
Comme deux amants désappointés par le temps
Comme le temps arrêté sur un mur
Comme un mur qui fut jadis dans un château
Puis devenu un appui dans une ruine pour une vieille femme
Comme une vieille femme qui rêve du voisin célibataire
Comme un célibataire à cinquante ans meurtri par le regret
Comme le regret
Comme le regret.

Le bûcheron des vieux arbres
Si c’est inévitable
Je ramasserai mes affaires sans valeur
Et j’errerai sur cette terre sans destination
Je voyagerai dans ses mers sur une barque en bois de myopore
Et je marcherai dans les jungles avec une canne en bambou.
Si la vie pointe son arme vers moi
Je retournerai les poches vides de mon pantalon.

Lorsque la chambre m’est étroite
Et que la poitrine d’un oiseau devient plus large que la mienne
Je souhaite être un ver sur l’hameçon d’un pêcheur
Ou pierre dans la tombe d’un homme sérieux
Je dois marcher parmi les fêlés avec une cravate
Sentir la fierté se répandre dans mes membres
Chaque fois que je lis mes mauvais poèmes dans les clubs
Et parler à des corps dans la boue
Comme un prêcheur médiocre qui annonce l’arrivée d’un printemps.

Je regarde dans le miroir et j’essaie de sourire
Mais mes lèvres me trahissent
Comment un homme peut-il rire
Quand son cœur n’a pas cessé de pleurer ?
Trente ans et moi qui cours dans l’arène de la corrida
Je me laisse croire que je me venge des mouchoirs rouges
Et à présent je titube sur le point de tomber
Dans mes yeux luisent les châteaux que je n’ai pas atteints
Et les voiles blanches d’un navire qui m’a abandonné au port.

Est-ce là la vie que nous avons attendue, ô ami ?
Sont-ce là les pensées que nous avons rangées dans les cahiers de l’enfance ?
Comme nous avons rêvé d’un rayon de soleil
Qui atteindrait nos corps frêles et froids
Nous avons marché sur la terre jusqu’au fendillement de nos pieds
Nous avons aussi marché sur l’eau sans miracle
Et au milieu de nos rêves le chemin nous a désappointés.

Les collines de mon village n’ont plus la même forme
Même la lune me paraît maintenant
Comme une lanterne dans la main d’un mendiant
L’amour m’est tombé des mains
Ses mots délicieux gisent par terre
Comme les feuilles du figuier en automne.

Est-ce là la plage vers laquelle nous avons rampé
Comme des tortues depuis des années ?
Est-ce là la vie que nous avons lue
Dans les livres anciens ?
Ce n’est qu’une scène et personne parmi nous ne connaît son rôle
Ce n’est qu’une forêt
Alors porte ta hache et frappe les racines bien fort
O ami, ô bûcheron des vieux arbres.

Traduit par Antoine Jockey

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